Scandale lors de sa création, il y a neuf ans déjà, la première incursion du metteur en scène Michael Haneke dans l’art lyrique convainc aujourd’hui tout autant que sa deuxième – un très beau Cosi fan tutte mâtiné de Liaisons Dangereuses. A croire que l’Opéra se résume encore pour le cinéaste autrichien à Mozart, à ceci près que son libertinage s’y voit toujours exploré dans ses retranchements les plus sombres. Diablement moral donc, et aussi glacial que redoutablement efficace, ce Don Giovanni compte parmi les relectures les plus saisissantes de ce drame que l’on qualifiera difficilement de joyeux.
Les détracteurs de l’esthétique d’Haneke y reconnaîtront volontiers une violence d’autant moins soutenable qu’elle va de pair avec une certaine élégance, cette « pornographie de l’épure » que lui reprochait déjà Pierre Murat. Il faut avouer que la mise en scène, en resituant l’action dans un de ces buildings de quartiers d’affaires, aussi imposant, hygiénique et froid que les décors et l’éclairage remarquables de Christoph Kanter et André Diot le permettent, malmène volontiers ses personnages, parcourant la scène dans leurs bleus de travail respectifs – les costumes sobres mais pertinents d’Annette Beaufaÿs. Contraints d’exécuter quelques récitatifs et certains airs allongés ou recroquevillés sur le sol, beaucoup moins déshabillés que de coutume mais éprouvés physiquement à rendre compte de leur enfermement, les interprètes s’avèrent irréprochables, aussi bien musicalement que dans leur jeu d’acteur.
La sublime Elvira de Karine Deshayes, engoncée dans son lourd manteau plus provincial que bourgeois, ardente, larmoyante et visiblement alcoolique, compose avec la plus opaque Donna Anna de Maria Bengtsson, toute en fausse dignité et vraie manipulation, et l’aimable et chaleureuse Zerlina de Gaëlle Arquez, une équipe féminine d’une rare substance. La distribution masculine, moins mise à l’honneur par le livret, souffre d’une certaine disparité : si le Don Ottavio de Matthew Polenzani se montre comme toujours aussi bon ténor que piètre homme d’action, et si le Don Giovanni d'Artur Ruciński succède avec solidité à l’interprétation unanimement saluée du grand Peter Mattei, la sècheresse peu commune d'Alexander Tsymbalyuk en père aimant mais ordinaire, et le manque de matière du jeune Alessio Arduini en Leporello déçoivent un peu, tout comme la direction sans accroc mais aussi sans lyrisme de Patrick Lange, qui, dès l’ouverture, semblait masquer volontairement ses coups d’archet.