La dernière fois que nous avions écouté Alexander Malofeev ici même, Salle Gaveau, nous étions sorti partagé entre une franche admiration pour le pianiste et un certain étonnement devant la propension du musicien à bousculer les œuvres. Depuis, nous avons suivi sur les réseaux sa carrière brillante à travers le monde. Si brillante qu'on n'arrivait pas à comprendre pourquoi aucun éditeur de disques ne le prenait sous contrat et pourquoi aucun orchestre parisien ne l'invitait. Le voici chez Sony pour qui il vient de passer une semaine en studio. Les orchestres parisiens ? Attendons qu'ils mettent leurs fiches à jour.
Mais le voici qui entre en scène, plutôt grand et baraqué, tout de noir vêtu mais pas endimanché. Il salue et se lance dans les trois Klavierstücke op. posthume de Schubert qui ouvrent un programme de récital exemplaire. On retrouve dans l'instant cette pâte pianistique magnifique, cette sonorité douce, dorée, dense et aérienne à la fois, tant Malofeev met la pédale avec art et sait avoir la main légère. On entend tout, sans qu'à aucun moment il mette un coup de projecteur ici ou là. Il entend tout, il joue tout et nous entendons donc tout.
Les modulations prennent une saveur décuplée par le fait qu'il n'insiste jamais sur le plan expressif : il ne les souligne pas au stabilo. Si les tempos sont parfaits, les nuances infiniment variées, ce Schubert perd néanmoins en immédiateté, en frémissements, en inquiétudes, en ligne de chant ce qu'il gagne en pur hédonisme. Cet art pianistique raffiné se substitue à la musique plus qu'il ne se soumet à son sens profond.
Vient la Sonate n° 3 de Dmitri Kabalevski (1904-1987), rarissimement jouée à l'ouest et même en Russie depuis la fin de l'URSS. Cette œuvre de 1946, brillante, solide, inspirée – un peu trop alla Prokofiev, mais réussie – ménage des mouvements de bravoure incandescents et de rêve dans un « Andante cantabile » atmosphérique. Malofeev y est prodigieux de splendeur pianistique, d'emportements furibards mais toujours contrôlés ; curieusement, ils ne nous touchent pas vraiment. C'est aussi que se confirme sa tendance à couper, à retenir les phrases, à s'écouter mais un peu trop replié sur lui-même . Cela vient peut-être aussi encore d'un manque de pulsation : la musique n'avance pas irrésistiblement malgré une aisance instrumentale phénoménale.