La dernière fois que nous avions écouté Alexander Malofeev ici même, Salle Gaveau, nous étions sorti partagé entre une franche admiration pour le pianiste et un certain étonnement devant la propension du musicien à bousculer les œuvres. Depuis, nous avons suivi sur les réseaux sa carrière brillante à travers le monde. Si brillante qu'on n'arrivait pas à comprendre pourquoi aucun éditeur de disques ne le prenait sous contrat et pourquoi aucun orchestre parisien ne l'invitait. Le voici chez Sony pour qui il vient de passer une semaine en studio. Les orchestres parisiens ? Attendons qu'ils mettent leurs fiches à jour.

Alexander Malofeev © Liudmila Malofeeva
Alexander Malofeev
© Liudmila Malofeeva

Mais le voici qui entre en scène, plutôt grand et baraqué, tout de noir vêtu mais pas endimanché. Il salue et se lance dans les trois Klavierstücke op. posthume de Schubert qui ouvrent un programme de récital exemplaire. On retrouve dans l'instant cette pâte pianistique magnifique, cette sonorité douce, dorée, dense et aérienne à la fois, tant Malofeev met la pédale avec art et sait avoir la main légère. On entend tout, sans qu'à aucun moment il mette un coup de projecteur ici ou là. Il entend tout, il joue tout et nous entendons donc tout.

Les modulations prennent une saveur décuplée par le fait qu'il n'insiste jamais sur le plan expressif : il ne les souligne pas au stabilo. Si les tempos sont parfaits, les nuances infiniment variées, ce Schubert perd néanmoins en immédiateté, en frémissements, en inquiétudes, en ligne de chant ce qu'il gagne en pur hédonisme. Cet art pianistique raffiné se substitue à la musique plus qu'il ne se soumet à son sens profond.

Vient la Sonate n° 3 de Dmitri Kabalevski (1904-1987), rarissimement jouée à l'ouest et même en Russie depuis la fin de l'URSS. Cette œuvre de 1946, brillante, solide, inspirée – un peu trop alla Prokofiev, mais réussie – ménage des mouvements de bravoure incandescents et de rêve dans un « Andante cantabile » atmosphérique. Malofeev y est prodigieux de splendeur pianistique, d'emportements furibards mais toujours contrôlés ; curieusement, ils ne nous touchent pas vraiment. C'est aussi que se confirme sa tendance à couper, à retenir les phrases, à s'écouter mais un peu trop replié sur lui-même . Cela vient peut-être aussi encore d'un manque de pulsation : la musique n'avance pas irrésistiblement malgré une aisance instrumentale phénoménale.

Le meilleur était pour après l'entracte. Dans les brumes de Janáček s’accommode de cette retenue expressive. Avec Malofeev, cette musique s'écoule dans un flux énigmatique : jamais on ne sait ce qu'elle va devenir. Et cela tombe bien car cette musique est ainsi faite. L'œuvre et la manière du pianiste se retrouvent ainsi pour le meilleur. En revanche, les Funérailles de Liszt, malgré là encore une maîtrise parfaite des équilibres, du timbre et des nuances, restent encalminées. Le récit reste dans le piano, manque de cette éloquence fondée sur des phrasés pensés sur le long terme et pas de façon séquentielle comme ce soir. La pulsation passe encore au second plan et le discours derrière un piano si somptueux et personnel que l'on prend la mesure de ce que ce jeune homme est un des pianistes les plus forts de notre temps.

Mêmes causes mêmes effets, les Quatre Préludes op. 22 de Scriabine sont ravissants de couleurs et de charme mais sans aucun poison, tandis que la Fantaisie op. 28 déçoit par son absence de trajectoire, son caractère morcelé, un peu trop direct et violent, son absence de fluidité. Le triomphe viendra et grandira avec cinq bis dont deux pièces de Nicolas Medtner tirées de son opus 38 dont le début irréel, nostalgique de la Sonate-Réminiscence, une ravissante valse d'Alexandre Griboïedov et un dernier petit morceau que l'on ne reconnaîtra pas.

L'un d'eux exposera néanmoins plus que les autres de façon irréfragable la grandeur d'un pianiste généreux qui se laisse parfois dépasser par son glorieux pianisme : le Prélude op. 3 n° 2 de Rachmaninov sera ainsi un fatras empilant une rythmique hasardeusement précipitée et tout ce qu'un grand maître expliquerait à un jeune – ou pas – pianiste qu'il ne faut surtout pas faire dans cette pièce célébrissime. Par une sorte de grâce innée chez Malofeev, cette débauche de sons désarticulés ne s'accompagne cependant d'aucune vulgaire dramatisation expressive. Mais quel pianiste ! 

****1