Les trois soirées auxquelles on a assisté à Radio France font figure d’événement à plus d’un titre : il aura fallu attendre 2024 pour qu’un orchestre français propose, en trois concerts consécutifs, l’intégrale des sept symphonies de Jean Sibelius (il y avait eu un précédent à Paris en 2007 avec la performance – en cinq soirées – du Los Angeles Philharmonic alors dirigé par Esa-Pekka Salonen). Événement aussi que ce mini-festival au sein d’une saison de concerts qui ne se distingue pas par ses audaces programmatiques.
Événement surtout que la présence du chef au pupitre de l'Orchestre Philharmonique de Radio France ! On sait le Finlandais coutumier des annulations de dernière minute et la rumeur nous avait alerté sur ses absences à certaines répétitions, mais les craintes étaient cette fois-ci infondées : c’est le Mikko Franck des heures glorieuses qui entre sur la scène de l'auditorium, le chef qui, bien avant ses compatriotes Klaus Mäkelä et Tarmo Peltokoski, dirigeait déjà à 20 ans à l’Opéra de Finlande et gravait son premier disque Sibelius à 25 ans. Un signe ne trompe pas pour qui connaît le chef qui dirige d’ordinaire assis : il dirigera quasiment tout le cycle des symphonies debout, sans manifester aucune fatigue mais au contraire totalement impliqué, le corps et le visage exprimant une joie aussi belle à voir qu’à entendre.
C’est une expérience unique pour l’auditeur que de pouvoir s’immerger, trois soirs de suite, dans une œuvre symphonique qui parcourt un quart de siècle, une œuvre qui ne ressemble à aucune autre, malgré toutes les tentatives simplificatrices de rattacher Sibelius à tel de ses prédécesseurs ou de ses contemporains. Ce parcours est loin d’être rectiligne ou de suivre une progression continue, comme Mikko Franck l’aura brillamment démontré, se révélant un guide exaltant, souvent surprenant, s’affranchissant de certains clichés, nous obligeant à oublier toutes nos habitudes d’écoute et nos références discographiques.
Ainsi la Première Symphonie est bien mieux qu’un avatar de Tchaïkovski, un succédané de romantisme déclinant, comme on la décrit trop souvent. Le format est classique – quatre mouvements – mais la proximité la plus évidente est celle du cycle de la Suite Lemminkäinen op. 22 (1895) en quatre tableaux « autonomes ». Pour cette Symphonie op. 39, Sibelius pensait d'ailleurs à une œuvre à programme, avec un premier mouvement intitulé « Un vent froid souffle, le temps froid de la mer », le deuxième d’après le poème de Heine « Un sapin se dresse solitaire », le troisième « Conte d’hiver » et le quatrième se référant à un roman de Juhani Aho « Panu ».
À la clarinette, Nicolas Baldeyrou nous ouvre doucement la porte d’un vaste paysage dans lequel les musiciens vont s’ébrouer avec une discipline et un enthousiasme admirables. Leur chef les guide d’une main sûre, épousant la mosaïque d’atmosphères des deux premiers mouvements, faisant jaillir des pizzicati agités des cordes un scherzo tour à tour rugueux ou rêveur– on admire au passage la poésie des traits de Magali Mosnier à la flûte et d’Olivier Doise au hautbois. C’est bien à un finale « quasi una fantasia » qu’on assiste, avec la surprise, typique de Sibelius, d’une coda qui interrompt la brillance des cuivres pour s’achever sur deux accords en pizzicati.
La Deuxième Symphonie, de loin la plus jouée et enregistrée, va tout autant nous surprendre par la liberté qu’y imprime Mikko Franck, liberté née d’une partition où Sibelius reprend le même cadre formel que sa Première Symphonie mais où il ébauche ce qui culminera dans la Septième : la construction d’un discours musical à partir d’éléments fragmentaires qui s’accolent, se combinent, se superposent pour créer une continuité. Le matériau mélodique est d’essence populaire et joyeuse – on a dit de cette Deuxième Symphonie que c’était la « Pastorale » de Sibelius. Dans l’Andante, le compositeur ne s’interdit aucune audace sonore que le chef révèle sans insister sur la mélodie « lugubre » (comme la qualifie le compositeur sur la partition) confiée aux deux bassons. Au Vivacissimo qui suit s’enchaîne un Allegro que Mikko Franck prend vraiment moderato pour ménager le formidable suspense qui mène à un finale hymnique. Il faudra que le chef lance un « à demain » pour faire cesser les nombreux rappels qui saluent la performance de cette première soirée.