Quand Nikolaï Lugansky entre sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, il obtient instantanément le silence du public qui emplit la salle jusqu'au dernier balcon. Le pianiste porte un queue de pie et la noblesse de son allure rappelle que le chef Evgeny Svetlanov avait dit de lui dans une interview qu'il était « le prince du piano que la Russie attendait depuis la disparition d'Emil Gilels et de Sviatoslav Richter ». Ce soir, il a choisi le Français Claude Debussy et les Russes Alexandre Scriabine et Sergueï Rachmaninov. Il se concentre quelques instants et pose ses grandes mains sur le clavier pour le « Prélude » de la Suite Bergamasque. Le son qu'il tire du Steinway est suffocant de beauté. Rond, large, chantant, doré, il monte des profondeurs d'un instrument que le pianiste modèle comme le sculpteur le fait de la glaise. Mais aussi magnifique soit-elle, cette sonorité ne serait rien si elle n'était le messager qui porte la musique jusqu'au public. Tout à l'heure, dans le second livre des Images, comme dans les Deux arabesques et L'Isle joyeuse, Lugansky fera naître un monde de sensations de son piano, plus encore qu'il ne racontera des histoires. Son jeu est à la fois libre et sévère, chatoyant et sobre, articulé et fondu, comme improvisé. Il est mis en couleurs et dessiné dans le même geste, avec une grâce, une souplesse rythmique et gestuelle qui font oublier les marteaux du piano, comme Debussy le souhaitait ardemment de ses interprètes. Mais Lugansky ne dénerve, ne déstructure pas pour autant cette musique dont le dessein est si précis, contrairement à une légende tenace. Et cela, le compositeur le souhaitait tout autant. À Alfred Cortot qui venait de lui jouer la musique de Debussy et lui demandait si son père l'interprétait ainsi, Chouchou répondit : « Non, Papa écoutait davantage. » Nikolaï Lugansky écoute mais ne s'écoute pas. Fuyant ainsi toute vanité de récitaliste, il s'absente de lui-même, ce qui est peut-être le but ultime de l'interprétation. Yves Nat le professait quand il recommandait à ses étudiants de « s'oublier pour que la musique se ressouvienne. »
Vient la Sonate n° 3 d'Alexandre Scriabine. Il faut la jouer d'une façon éloquente, passionnée, dramatique, parfois véhémente, certes, mais elle est moderne de facture et romantique de rhétorique, en équilibre parfois instable entre deux mondes qui se chamaillent. Scriabine ira beaucoup plus loin dans peu d'années et produira alors une musique de sons et de lumière. Dans cette sonate en quatre mouvements, Lugansky est une sorte d'elfe soumis à des accès d'une passion aussi soudaine que vite réfrénée. Il ne fuit pas le drame, la tempête, juste la grandiloquence qui rend cette musique un peu vaine quand elle est jouée par un histrion. C'est superbe.