Le célèbre critique du Figaro revient sur sa passion : l’orchestre symphonique. Cette passion est devenue objet d’études ; c’est alors que se rejoignent Docteur Christian, chercheur rigoureux, et Mister Merlin, journaliste enthousiaste, dans des ouvrages qui font figure de références pour tout mélomane.
Christian Merlin : Ce sont deux activités que j’ai longtemps tenues pour quasi-incompatibles… D’ailleurs, même entre l’activité universitaire et l’activité journalistique, j’ai souvent fait une assez grande séparation : je n’ai jamais trop raconté à l’université ce que je faisais dans les journaux ou à la radio, et inversement. Les deux mondes ont tendance à se regarder avec une méfiance mutuelle. Pour l’universitaire, qualifier un travail de journalistique est, je pense, l’insulte suprême ! C’est alors souvent synonyme de manque de rigueur, légèreté, effets de style, etc. De même, quand Jacques Doucelin m’a fait entrer au Figaro, en 2000, j’étais déjà maître de conférences à l’université de Lille, et quand il a dit à ses collègues chefs de service qu’il pensait à moi, universitaire, ils se sont dit immédiatement que j’allais être ennuyeux, sinistre, illisible, etc. Il y a donc une réputation réciproque qui n’est pas très bonne dans les deux milieux ! J’ai donc longtemps tenu les deux séparés, et de même, j’ai longtemps cru que l’écoute et le jugement critique relevaient de la partie journalistique et que, pour ma recherche, je devais m’intéresser à des choses moins labiles, plus solides.
Les discographies que j’ai été amené à faire pour L’Avant-Scène Opéra ont commencé à me faire changer d’avis. Certes, ce n’était pas universitaire, et on ne s’est pas privé de me le rappeler à l’université ! Néanmoins, L’Avant-Scène Opéra est une revue très sérieuse, très fouillée, et quand j’ai fait mes grandes discographies pour des œuvres souvent enregistrées (Carmen, Les Noces de Figaro, etc.), je les faisais avec un esprit de chercheur. L’idée de L’Avant-Scène Opéra était d’être exhaustif, y compris avec des versions jamais rééditées. Il fallait donc déjà réunir tous les enregistrements qui existaient d’une œuvre, en passant par des disquaires spécialisés qui faisaient venir des LP inédits, les discothèques de la ville de Paris, d’ailleurs… Bref, un vrai travail de chercheur ! Ensuite, j’ai pris conscience que ces discographies pouvaient être autre chose que ce qu’on en attendait d’habitude, qui était : conseiller une version de référence, ou les trois meilleures versions d’une œuvre. J’ai réalisé que c’était l’occasion d’écrire une véritable histoire de l’interprétation. On faisait alors se rejoindre la critique et une réflexion esthétique et historique de chercheur, en montrant comment l’interprétation avait ou non évolué, ou comment des esthétiques très contrastées cohabitaient parfois à la même époque.
Plus récemment, lorsque je me suis lancé à l’université dans un travail d’habilitation à diriger des recherches, j’ai voulu combiner ma spécialisation d’études germaniques (car je suis germaniste au départ, pas du tout musicologue) et mon amour de la musique et en particulier des orchestres. C’est là que j’ai abordé l’histoire de l’Orchestre Philharmonique de Vienne et je ne me suis pas interdit de mêler, dans mon travail, la recherche purement historique avec des catégories critiques. Je me suis alors attaché à suivre non seulement le développement de cet orchestre au cours de l’histoire, son fonctionnement interne, la manière dont on recrutait les musiciens, mais aussi la manière de jouer. C’est quelque chose qu’on évite un peu habituellement, ou qu’on garde pour la fin en l’expédiant assez vite… Mais là, j’ai voulu me colleter à une réflexion de fond, sur le style viennois par exemple. J’ai alors eu l’impression que cela m’aidait d’être à la fois chercheur et critique. Le seul inconvénient, c’est que j’en suis sorti avec plus de questions que de réponses : après plus de 500 pages, je ne sais toujours pas ce qu’est le style viennois… ni même s’il y en a un ! Mais, au moins, j’ai posé la question, et montré que c’était souvent plus une construction intellectuelle qu’une réalité sonore. C’est lié à des stéréotypes, à des clichés, à un discours, car il y a un discours sur le son des orchestres, qu’on entend aujourd’hui : « Les identités d’orchestres se sont perdues, il y a la globalisation… » C’est un discours ! Ce qui est intéressant, c’est de le vérifier avec l’écoute.
TL : Face à ce discours, est-ce que les orchestres cherchent à cultiver une identité singulière ou y aurait-il maintenant une sorte de quête interprétative universelle ?
CM : C’est une question obsédante, à laquelle on a sûrement plus de questions que de réponses. Néanmoins, on a quelques éléments : tout d’abord, sauf dans certains pays comme la Russie ou quelques pays asiatiques, on a une internationalisation du recrutement. De mémoire, il y a 25 nationalités différentes au Philharmonique de Berlin… À partir de là, peut-on encore parler d’un orchestre allemand ? Il y a aussi l’internationalisation de l’apprentissage : aujourd’hui, un jeune musicien ne se forme pas dans un seul endroit, il ne fait pas toutes ses études au Conservatoire de Paris, à l’Universität für Musik à Vienne ou à la Juilliard School : on les encourage à voyager, à aller prendre des conseils d’autres professeurs, ce qui donne une ouverture à des styles divers. Je pense que l’orchestre du XXIe siècle tend à essayer d’avoir la palette stylistique la plus large possible, de rendre justice aux différents styles de musique. C’est typiquement la réponse que donnait Simon Rattle quand on lui reprochait, parfois durement, d’avoir ruiné la sonorité du Philharmonique de Berlin, et que depuis qu’il était là, on entendait plus un son allemand. Il répondait du tac au tac qu’il ne voulait pas d’un orchestre au son allemand, mais qu’il voulait un orchestre qui ait un son français dans la musique française, allemand dans la musique allemande, russe dans la musique russe ! À mon sens, c’est une démarche qui est assez contemporaine, révélatrice d’une conception musicale aujourd’hui qu’il s’agit ni de regretter, ni de promouvoir, mais simplement de constater.