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« Le chef providentiel n’existe pas » : entretien avec Louis Langrée

Von , 07 November 2023

C'est au lendemain du premier concert – un programme tout américain – de sa onzième et dernière saison comme music director du Cincinnati Symphony Orchestra qu'on recueille au petit-déjeuner les impressions du chef français en partance pour l'aéroport. Louis Langrée a clos l'été dernier un chapitre essentiel de son activité, vingt ans à la tête du Mostly Mozart Festival de New York, un festival qui a cessé d'exister. Si son mandat à Cincinnati touche également à sa fin, le maestro célèbre dans le même temps son deuxième anniversaire à la tête de l'Opéra-Comique à Paris. Entretien avec un musicien authentiquement transatlantique.

Louis Langrée à l'Opéra-Comique
© Fabrice Robin

Jean-Pierre Rousseau : Vous êtes l’exemple même de ces chefs français qui font l’essentiel de leur carrière à l’étranger. Quelle explication donnez-vous à cela ?

Louis Langrée : Ce n’est pas une situation spécifique à la France. Regardez ici, aux États-Unis : tous les grands orchestres sont dirigés, comme par le passé d’ailleurs, par des étrangers –Andris Nelsons à Boston, Riccardo Muti à Chicago, Jaap van Zweden à New York, Gustavo Dudamel à Los Angeles… À Berlin vous avez Kirill Petrenko, à Munich Simon Rattle, et à Paris deux Finlandais et un Roumain ! À Cincinnati, seulement trois des quatorze chefs qui se sont succédé étaient américains, et cet orchestre, l’un des plus anciens des États-Unis, s’est enrichi de la présence de personnalités aussi contrastées qu’Eugène Ysaÿe, Fritz Reiner, Max Rudolf ou plus récemment Thomas Schippers, Michael Gielen ou Paavo Järvi avant moi.

En réalité, les orchestres nous engagent pour bénéficier d’une expérience acquise, mais aussi d’une autre vision du répertoire, qui renouvellera leur approche des œuvres et leur palette de couleurs. De même, les musiciens apporteront au chef leur propre tradition et leur expérience. Le chef providentiel n’existe pas : un mandat est réussi lorsque la relation entre le directeur musical et l’orchestre a été féconde. Je pense avoir beaucoup apporté à l’orchestre de Cincinnati, et je sais que les musiciens de Cincinnati ont fait de moi un meilleur chef.

Louis Langrée dirige le Cincinnati Symphony Orchestra
© Mark Lyons

C’est votre dernière saison à Cincinnati, au terme de onze années de direction musicale. Pourquoi arrêter maintenant ?

Je me suis beaucoup investi dans ma fonction de directeur musical ici. À la différence de l’Europe, le music director est le visage, l’incarnation de l’orchestre, notamment vis-à-vis de son public et des mécènes qui constituent le socle financier des orchestres. Je me suis beaucoup investi aussi dans toutes les actions de la communauté que forme l’orchestre avec sa ville, ses publics. Mais au bout d’une décennie, les musiciens et moi, nous nous connaissons tellement que je sais qu’ils devinent presque ce que je vais leur dire en répétition et que je sais moi-même comment tel ou tel passage sonnera avant de l’avoir répété !

Je ne veux pas entrouvrir la possibilité d’une quelconque forme de routine entre nous. J’ai préféré partir trois ans trop tôt plutôt que de rester cinq minutes de trop. Et bien sûr, j’ai depuis le 1er novembre 2021 l’honneur et le bonheur de diriger le théâtre national de l’Opéra-Comique à Paris, une des plus formidables institutions françaises.

Louis Langrée dirige le Cincinnati Symphony Orchestra
© Mark Lyons

Avant Cincinnati, il y a eu New York, où vous avez dirigé, depuis 2003, le Mostly Mozart Festival du Lincoln Center. En juillet dernier, vous y dirigiez votre dernier concert… avant la disparition de ce festival – que de notoriété publique vous aviez considérablement réhaussé –, le seul festival classique d’été à New York. Que s’est-il passé ?

Tout d’abord, à New York comme à Cincinnati ou ailleurs, ce n’est jamais la réussite d’un homme seul, si réussite il y a. C’est le résultat d’un travail d’équipe, d’une entente étroite avec les responsables de l’organisation, de l’administration, et de tous les partenaires. J’ai eu la chance à New York d’avoir une partenaire exceptionnelle en la personne de Jane Moss, qui était jusqu’en 2019 la directrice artistique du Lincoln Center.

Avec le départ de Jane Moss, le changement de président du Lincoln Center, et l’influence de plus en plus sensible de ce qu’on appelle en Europe la cancel culture, la nouvelle équipe à la tête de l’institution a pensé que le nom même de Mozart était trop élitiste. Elle a décidé de supprimer tous ses différents festivals et présente maintenant son « Summer for the City Festival ». En réalité, le public du Mostly Mozart Festival – qui avait été fondé en 1966 à l’initiative du compositeur William Schuman – était celui qui avait grandi, s’était formé, avec Leonard Bernstein et ses Young People's Concerts. Ces extraordinaires séances éducatives avec le New York Philharmonic avaient permis, à New York et par la télévision dans le monde entier, à des centaines de millions d’enfants de toutes conditions sociales de s’approprier le langage musical…

Ce qui me semble essentiel, et que réussit parfaitement la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique ici en France, c’est de toujours associer la mixité sociale et la diversité à l’excellence artistique, et de ne jamais les opposer, comme cela semble être le cas parfois. Parce que le vrai problème des États-Unis d’aujourd’hui, c’est la défaillance de son système éducatif. L’enseignement à l’école publique, bien trop souvent, n’a rien de commun avec celui des écoles privées. Comment est-il possible que les États-Unis, le pays le plus riche du monde, aient laissé la pauvreté gagner du terrain, gangrener des quartiers et des villes entières, et aient abandonné leur mission éducative essentielle ?

La Maîtrise Populaire de l'Opéra-Comique
© Quentin Croisard

À Cincinnati, j’ai dirigé des orchestres de jeunes collégiens et lycéens dans leurs écoles, j’ai participé aux programmes éducatifs ou sociaux de plusieurs associations, avec des résultats souvent spectaculaires. Le CSO a mis en place en 2016 un « Diversity Fellowship » avec le Conservatoire de Cincinnati. Il a été le premier orchestre américain à engager au sein de son équipe dirigeante un « Chief of diversity and inclusion officer », il s’est aussi associé au concours de piano Nina Simone pour promouvoir les jeunes pianistes noirs américains…

Peut-on dire que le public de la musique classique est en voie de disparition ?

Non, je ne le crois pas. D’abord parce que nous n’avons jamais eu autant besoin de musique, parce que la musique rassemble et cimente une société, en particulier dans l’épreuve. Mais je ne crois pas non plus qu’on puisse renouveler, élargir ce public en reniant notre culture, nos repères, en nous excusant de jouer cette musique qu’on dit « classique ».

Louis Langrée dirige le CSO pendant le Concours Nina Simone (Clayton Stephenson, piano)
© JP Leong

Une polémique revient régulièrement dans le débat sur les mises en scène d’opéra : la primauté du metteur en scène. Vous qui avez dirigé un grand nombre de productions dans les plus grands théâtres et festivals, quel point de vue avez-vous sur ce sujet ?

C’est un faux débat. Tout est affaire de personnalités : quand Patrice Chéreau montait une production d’opéra, c’était lui le « chef » ; et quand Riccardo Muti dirige, c’est lui le « boss » ! J’ai eu la chance de travailler avec des personnalités très différentes : Dmitri Tcherniakov, Peter Sellars, Deborah Warner, Moshe Leiser et Patrice Caurier et tant d’autres, à Aix-en-Provence, Glyndebourne, Paris, Vienne, New York ou Milan… Nous avons, je crois, toujours cherché à servir ensemble le rêve des compositeurs. Même les propositions les plus inattendues peuvent enrichir notre connaissance d’une œuvre. J’ai le souvenir du Pelléas mis en scène par Pierre Strosser. À la fin du quatrième acte, pendant la scène de la mort de Pelléas, quand Pelléas confie à Mélisande « je ne savais pas que tu étais si belle... », le regard perdu au loin, les deux chanteurs étaient à distance de toute la largeur de la scène. C’était d’une beauté et d’une profondeur bouleversantes, bien plus que s’ils avaient chanté cette phrase face à face !

Voici deux ans que vous avez accédé à la direction générale de l’Opéra-Comique, à la surprise générale de la presse et du milieu musical. Avec la carrière internationale de chef d’orchestre et d’opéra qui est la vôtre, pourquoi avoir posé votre candidature à une fonction aussi contraignante ?

Après avoir travaillé pendant près de quarante ans dans des théâtres lyriques, je me suis lancé ce nouveau défi. Je n’avais occupé auparavant que des fonctions de directeur musical et j’avais envie de prendre en charge la totalité des responsabilités d’une institution aussi emblématique que l’Opéra-Comique, théâtre essentiel de l’histoire musicale française : songez que c’est là qu’ont été créés CarmenPelléas, Manon, La Damnation de Faust, Les Contes d’Hoffmann, L’Heure espagnole, La Voix humaine, Roméo et Juliette et tant d’autres chefs-d’œuvre de notre patrimoine !

L'Opéra-Comique
© S. Brion

Je n’avais peut-être pas anticipé l’importance des contraintes qui constituent l’ordinaire d’une vie de directeur général, en plus de la programmation et du suivi des équipes et des spectacles : les budgets de plus en plus contraints, la recherche de coproducteurs et de mécénat pour trouver un nouveau modèle économique, les relations avec nos tutelles, les conséquences de la crise sanitaire et la tension internationale ont eu un impact sévère sur l’ensemble des maisons d’opéra, et beaucoup d’entre elles ont dû réduire la voilure. Ajoutez à cela une prise de fonction immédiate après l’annonce de ma nomination en pleine période de Covid-19 et la nécessité d’apporter des réponses opérationnelles immédiates à des situations inédites pour nous… Par exemple, pour pouvoir maintenir la première de Roméo et Juliette de Gounod en décembre 2021, nous avons dû remplacer les deux rôles-titres et plusieurs musiciens au dernier moment, avec une réduction du nombre de danseurs et des artistes du chœur.

Mais les équipes sont d’un tel niveau, d’une telle réactivité et d’un tel engagement pour leur maison que je n’ai jamais regretté mon choix. Mon enthousiasme est intact. Parce que je crois, plus que jamais, qu’une institution nationale comme l’Opéra-Comique doit être la maison de tous, pas seulement dans les proclamations d’intentions mais dans la réalité. La Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique est un exemple de réussite d’intégration, de mixité sociale et d’excellence artistique et ne cesse de développer des projets ambitieux. Notre nouvelle Académie aide de jeunes artistes et participe au lancement de leur carrière, en les incluant dans la programmation. Nous passons commande et créons régulièrement de nouvelles partitions, enrichissant ainsi notre catalogue riche de plus de 3000 œuvres !

Et nous sommes le théâtre lyrique le moins cher de Paris, avec des billets qui commencent à six euros. Nous sommes aussi le théâtre le plus accessible, accueillant tous les publics, notamment ceux atteints de handicaps sévères lors de nos séances « Relax ». Un théâtre national est une institution qui appartient à chacun d’entre nous.


Entretien réalisé à Cincinnati le 15 octobre 2023.

“c’est essentiel de toujours associer la mixité sociale et la diversité à l’excellence artistique”