Les occasions d’entendre les Gurrelieder d’Arnold Schönberg ne sont pas si fréquentes. Il faut dire que l’effectif orchestral (8 flûtes, 7 clarinettes, trompettes et trombones, 10 cors, 4 harpes et une riche percussion comprenant crécelles et chaînes et requérant 10 percussionnistes) et choral (chœur d’hommes à 12 voix et chœur mixte à 8 voix) est impressionnant, effectif auquel il convient d’ajouter cinq chanteurs et un récitant. Œuvre fleuve unique en son genre, les Gurrelieder sont imprégnés de références à la nature, à l’errance, et à la rédemption, qui rappellent l’univers de Richard Wagner, sans même parler des 35 leitmotive que l’on y entend. Les Gurrelieder, histoire d’une jalousie amoureuse menée jusqu’à la mort, sont basés sur des poèmes du danois Jens Peter Jacobsen (traduits par Robert Franz Arnold), et qu’Alexandre von Zemlinsky, beau-frère de Schönberg, avait fait connaître à ce dernier. Composés entre 1899 et 1901, puis orchestrés entre 1910 et 1911, les Gurrelieder sont une œuvre hybride, à cheval entre le XIX° et le XX° siècle. La création au « Musikverein » de Vienne le 23 février 1913 par l’Orchestre Philharmonique de Vienne sous la baguette de Franz Schreker fut un énorme succès.
Esa-Pekka Salonen a magistralement dirigé devant une salle Pleyel comble et étonnamment silencieuse cette œuvre complexe, judicieusement donnée sans entracte. Ce chef est familier de cette musique qu’il a enregistrée en 2009 à Londres et qu’il maîtrise parfaitement, ne regardant que rarement l’immense partition de 48 portées qui déborde de son pupitre. Même si on le sait à l’aise avec les pièces gigantesques et complexes, comment ne pas être, une fois encore, stupéfait par les qualités de sa direction ? Dès le magnifique prélude, il insuffle aux musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, très concentrés et investis, un mélange efficace d’énergie, de précision et de souffle. Et pendant plus de deux heures, Esa- Pekka Salonen distille tous les sortilèges de cette musique d’une richesse inouïe, passant des tutti fracassants, toujours impeccablement en place, aux moments moins spectaculaires joués avec raffinement et sans aucune baisse de tension. Il obtient cet engagement permanent de chaque interprète aussi grâce à sa magnifique gestique ample et souple dont les courbures incessantes évoquent parfois des vagues grâce auxquelles il déchaîne la puissance de la musique. Il semble se jouer avec aisance des nombreux pièges et incessants changements de rythme de cette musique. Une musique qui, même si elle évoque par moments le Gustav Mahler de la Symphonie des Mille, le Richard Wagner de Tristan et Isolde, voire annonce le Leoš Janacek de la Messe Glagolitique, possède bien son originalité et son style propres. Et dont Anton Webern disait en forçant quelque peu le trait : "La sensation de ces flots sonores m'exalte à mourir".