Peu de jeunes talents osent s'attaquer, comme Anna Göckel, à une œuvre aussi imposante que les Sonates et Partitas de Jean-Sébastien Bach. Trop long, trop marqué par un style, trop technique, ce corpus représente un défi considérable, y compris pour les solistes à la réputation la plus établie. Et pourtant, c'est le choix qu'a fait la violoniste pour son tout premier album.
Mercredi 17 janvier, salle Cortot. Anna Göckel, seule sur scène, ne mise ni sur les plaisanteries d'usage ni sur son charme pour introduire le public au voyage qui l'attend. Elle opte pour un discours élégant, dévoilant sa relation passionnelle avec l'œuvre de Bach.
Elle arpente ces pièces sans sourciller, elle en vit chaque seconde avec simplicité, humilité, loin de l'usuel panache grandiloquent des violonistes solistes. Elle incarne parfaitement cette génération qui refuse de jouer les amuseurs de foule. C'est la démarche, le propos, la recherche qui lui importent. Après quelques mots chaleureux échangés à la sortie du concert, elle accepte de me rencontrer le jour suivant.
Julius Lay : Pourquoi avoir choisi les Sonates et Partitas pour votre premier disque ?
Anna Göckel : Les Sonates et Partitas constituent pour tout violoniste un corpus fondamental. J’ai une histoire de presque vingt ans avec chacune de ces pièces, et j'ai évolué avec elles. Ce qui avait le plus de sens, c'était de commencer par quelque chose de fondamental.
Je savais que c’était ambitieux pour un premier CD mais je me suis dit : « si je n’ose pas maintenant, plus tard, ce sera encore plus difficile. ». C’est au début que l’on peut tout oser, y compris jouer du Bach sur un violon moderne, ce qui reste en 2017 un sujet délicat.
C’est par ailleurs un tel investissement de faire un enregistrement que je voulais que celui-ci ne soit pas seulement une carte de visite, mais une vraie démarche dans ma vie de musicienne. L’enregistrement a été d’une intensité assez folle. De par sa longueur, sa difficulté musicale et technique, l’œuvre a quelque chose de surdimensionné. On est face à une grande montagne. L’idée n’est pas de gagner sur la montagne, mais que la montagne gagne sur nous. Que la musique gagne sur nous.
Je sors de ce projet transformée. La vie, la mort, la joie, la douleur, la transfiguration... Toutes les questions de l’existence sont là dans cette œuvre, de manière très concrète. Cette musique n’a pas fini de me nourrir.
J. L. : Concernant les débats sur l’interprétation de la musique baroque, où vous placez-vous ? Est-ce un débat qui a lieu d’être ?
A. G. : Il me semble qu'il y a quelque chose de moins conditionné dans la musique baroque que dans le reste du répertoire. Par exemple : le diapason. Il variait selon les pays, les régions – voire paraît-il entre les églises même ! – cela dépendait parfois de l’argent disponible pour investir dans la longueur des tuyaux d’orgue. En tous cas, tous les musiciens adaptaient leurs instruments au diapason local. Nous avons standardisé le diapason à 440 hertz en 1953, et puis finalement fixé rétrospectivement le diapason baroque à 430 ou 415. Ce débat peut continuer tant qu’il ne devient pas réducteur, tant qu'il ne cherche pas à dicter ce qu'il convient de faire. C’est le résultat musical qui reste le plus important, et si l’émotion en pâtit c'est que l'on n'est pas sur la bonne route.
La discussion autour du retour aux sources, particulièrement en ce qui concerne l'usage des instruments anciens, je la trouve extrêmement riche et vivifiante. Je suis très heureuse que ce débat-là existe, c'est une vraie chance, car il a amené une formidable évolution dans l’interprétation. Il peut y avoir un piège à vouloir se rapprocher d’une vérité : le risque de perdre de vue l’essentiel et de s’enfermer dans cette recherche sans fin. Mais il y a un vrai langage à comprendre, des principes fondamentaux d’harmonie, d’ornementation, sur lesquels on ne peut pas faire l’impasse.
J. L. : Vous utilisez un archet baroque, un Pierre Tourte des années 1730 qui vous a été prêté par le violoniste et collectionneur Jérôme Akoka. Comment avez-vous vécu l’exploration de cet instrument ?
A. G. : La découverte de cet archet a changé ma vie. A partir du moment où j’ai été capable d’écouter ce qu’il avait à me dire, c'est devenu un guide, un enseignant incroyable.
Il m’a appris une autre manière de faire les articulations, le rebond, de laisser vivre la note, de la laisser résonner. Il fait ressortir l’harmonie de manière très différente. Je me suis aperçue que jouer cette musique avec un archet moderne, bien que cela soit tout à fait possible, c’est aller à contre-courant de l’archet. L’archet baroque permet un lâcher-prise, car on va avec lui. Il faut le laisser faire. Il est possible de se rapprocher de ce qu’on a dans l’oreille avec n’importe quel outil, mais là, c’est un outil qui va complètement dans le sens de cette musique. C’est jouissif – quel plaisir, après des années de tâtonnements, d’enfin laisser faire et que ça marche ! Ça a quelque chose de miraculeux.
C’est un archet qui a ses caractéristiques. Il est moins long, il soutient moins les sons, il est peut-être moins puissant, il chante moins que l’archet moderne, mais c’est un archet parlant. Ces restrictions ajoutent à la musique. C’est peut-être aussi l’idée des Sonates et Partitas : juste un archet et quatre cordes, pour forcer le dépassement de soi dans une musique illimitée.