À quelques jours de la première d’Hamlet d’Ambroise Thomas à l'Opéra de Marseille, la soprano italienne nous a accordé un long entretien où elle se livre sur sa vision d’Ophélie, sur son métier mais aussi, en toute franchise, sur l’évolution de sa voix. Patrizia Ciofi : une artiste sensible, exigeante et lucide quant à la difficulté de son métier.
Vous avez chanté Ophélie à l’Opéra de Marseille en 2010. Est-ce une pression supplémentaire de revenir interpréter un même rôle ?
C’est une pression, oui, mais provenant pas tant du public que de moi-même, losque je me dis par exemple : « là je ne peux plus faire ce que je faisais il y a six ans, là je ne suis plus capable d’arriver là et de faire ça ». Il faut compenser et accepter que certaines choses ne soient plus comme avant, il faut les vivre autrement, et peut-être donner un peu plus d’expérience au rôle.
Parlons du rôle d’Ophélie, comment voyez-vous ce personnage ?
Ophélie est une petite lumière dans cette histoire très sombre. Toute l’humanité présente est révélée sous son pire aspect. Ophélie est la seule qui se sauve de tout cela, ne serait-ce que poétiquement. Sa mort est une issue de secours. Elle est l’âme lumineuse, l’âme blanche d’Hamlet, qui lui dit lui-même « vas-t’en, échappe toi, tu ne peux pas rester ici sinon tu vas aussi devenir comme nous, sauve-toi ! ». Elle n’a pas d’autre possibilité. Dans le dernier acte on la voit dans un glaçon où elle reste figée. Sa pureté et son innocence sont là, pour toujours. Et c’est cela qui la sauve.
Justement cette relation avec Hamlet, ce duo d’amour, est-ce que vous y croyez ?
Je ne sais pas si c’est de l’amour. Ces relations sont vraiment celles d’âmes qui se rencontrent et éprouvent des sentiments tellement opposés. Chacun est attiré vers l’autre parce qu’il y a quelque chose qu’il ne connaît pas. Ophélie est pleine d’amour et d’espoir. Hamlet a besoin d’Ophélie pour ressentir, pour vibrer lui aussi.
Vous voyez Ophélie comme une héroïne shakespearienne ou plutôt comme une héroïne d’Opéra Français ?
J’ai cherché le personnage là où il est né, à son origine. Mais les personnages changent en raison de cette musique tellement incroyable. On a juste besoin de sentir et de se laisser emporter. On sent le style, les nuances et tout l’imaginaire lié à l’Opéra Français. Je retrouve le poids vocal mais aussi cette légèreté, même dans le dramatisme. Il n’y a jamais le coté dramatique de Lucia, il n’y a jamais de sang.
Donc Ophélie serait plus proche d’une Manon que d’une Lucia ?
Oui je pense. Elle est déjà plus proche de Lucia mais dans sa version française, complètement différente de la version italienne. On a quelque chose qui vole. J’ai la sensation dans ce répertoire d’être un peu suspendue, d’être plus légère. La voix est toujours un peu détachée du sol. Après il faut le faire ... (rires). Ce n’est pas facile.
Le français est une langue réputée difficile pour le chant lyrique. Comment appréhender cette difficulté ?
C’est vrai, surtout si l’on n’est pas français. Il y a beaucoup de nasales et les voyelles sont très compliquées à placer. Il faut vraiment chercher dans les résonateurs. Mais le français et la musique française peuvent aussi beaucoup aider à accrocher la voix, la mettre en avant et la projeter plus facilement. Surtout, les couleurs et les nuances deviennent très sensuelles.
Travailler les différentes langues aide à faire découvrir à la voix beaucoup de possibilités. Cela devrait être enseigné dans les conservatoires. Les langues sont de la musique, qui s’ajoute à la musique elle-même. C’est d’autant plus important chez certains compositeurs où l’opéra naît avec la parole. Si tu ne chantes pas la musique de la langue, l’effet que le compositeur a voulu ne sort pas.
Il y a aussi la vision du metter en scène et celle du chef. Comment le chanteur trouve-t-il sa place entre ces deux derniers ?
Il faut déjà que le chef et le metteur en scène se mettent d’accord ! Mais du moment que l’on raconte la même histoire, tout va mieux. Je suis très curieuse et passionnée par le théâtre. Je suis toujours ouverte aux idées et aussi aux imaginaires des metteurs en scène. Ce sont eux qui nous racontent quelque chose à laquelle peut-être on n’a jamais pensé.
Vous est-il déjà arrivé d’être complètement en désaccord avec une proposition ?
Il m’est arrivé d’avoir quelques problèmes. Mais en général, j’arrive toujours avec l’envie de me faire convaincre, jamais avec ma propre vision. Même si j’ai fait 200 Traviata avant, je veux faire table rase. Je demande au metteur en scène « raconte moi l’histoire, je ne la connais pas ». J’ai besoin de ça. J’aime énormément être conduite, guidée par la main sur un chemin que je ne connais pas. Si j’apporte toujours mon interprétation, mon histoire à moi, c’est l’ennui total.
J’ai eu cette chance de n’avoir jamais rencontré de metteurs en scène qui m’aient mise dans des conditions gênantes, même lors de spectacles modernes. Lors de La Traviata à La Fenice [ndlr: mise en scène de Robert Carsen], je faisais le final du premier acte en guêpière. Je n’avais pas l’habitude. J’avais toujours mes grandes robes magnifiques. Mais Robert est quelqu’un d’intelligent, sensible et profond. Quand il parle, il touche l’âme, et tu ne peux pas t’échapper.