Voilà comment George Balanchine définit l’histoire de la musique : « une danse dans la lumière de la lune ». Cette phrase, aux allures de haïku debussyste, décrit parfaitement le concert de ce soir. Entre la peinture du lever du jour par Ravel dans Daphnis et Chloé, l’ambiguïté anachronique par Bizet dans son devoir d’école qu’est sa Symphonie en Ut, ou encore les richesses post-romantiques des scènes tirées de l’opéra Capriccio de Richard Strauss, il régnait sur la scène de l’Opéra Bastille une atmosphère entre aube et crépuscule, où l’on pense distinguer des silhouettes affairées à leur discrète chorégraphie, où au son d’un jardin qui se réveille se mêle la voix dont l’ambiguïté timbrique remet en question toute la relation entre la musique, le texte et la danse.
Cette Symphonie en Ut fait partie de ces œuvres qui échappent complètement à leur destin premier. Alors que Bizet n’y voit qu’un devoir d’école, rendant hommage à Gounod, son professeur, mais également à l’orchestration de Beethoven et à la forme de la fugue, cette symphonie ne sera jamais jouée de son vivant. Il y a dans la lisibilité des formes et dans la transparence de l’orchestration un hommage parfaitement réaliste au style des aînés. Philippe Jordan et l’Orchestre de l’Opéra de Paris arrivent à mettre en valeur la narrativité de la musique la plus simple. Si la danse était une des composantes essentielles du programme, Philippe Jordan était parfait pour incarner la notion… ou peut-être un peu trop ? On pourrait reprocher à ses déhanchements dansés un manque de clarté qui expliquerait le manque de cohésion entre les vents et les cordes, voir au sein des cordes elles-mêmes. Et en même temps, est-ce si grave ? Tous les orchestres sont capables des meilleures versions, et je suis de plus en plus demandeur d’un matériau moins aseptisé, plus imparfait mais plus vivant, et c’est certainement ce que Philippe Jordan apporte à cet orchestre.
Il s’agit avec les deux scènes tirées de Capriccio (1942) de Richard Strauss de se pencher sur le rapport texte-musique. L’opéra, en un acte, met en scène la rivalité entre un musicien et un poète qui cherchent à s’attirer les faveurs d’une comtesse et doivent pour cela faire valoir la supériorité de leur art. Anja Harteros nous a donné une comtesse avec le sens du mot, avec une diction aussi claire et habitée que si nous étions en plein Pierrot Lunaire. L’étendue de sa palette sonore a contribué à mêler sa voix à l’orchestre. Nous pouvons d’ailleurs remarquer la prestation du hautbois solo et les qualités vocales qu’il tire de son instrument. Un seul regret, peut-être: la passion exprimée de façon feutrée, à demi-mot, par Philippe Jordan, quand on aurait voulu plus d’emportement orchestral, pour contraster avec les passages pour voix seule et harpe, hommage à Orphée.