Souvent en tournée en France, le Tanztheater Wuppertal dirigé par la chorégraphe Pina Bausch disparue il y a quatre ans, s’était rarement produit sur la scène de l'Opéra Garnier. Pour célébrer ces retrouvailles avec le public et rendre hommage à l’héritage immense de sa chorégraphe, le Tanztheater Wuppertal présente Two Cigarettes in the Dark (1985) pièce emblématique du théâtre dansé de sa chorégraphe pionnière.A travers une théâtralité violente et qui se rit d’elle-même, Bausch met en scène le désarroi de femmes et d’hommes évoluant dans un espace clos. Two Cigarettes in the Dark démarre sur un malentendu : celui d’une danse qui matérialiserait la soumission du corps de la femme. La pièce s’ouvre ainsi sur des confrontations violentes entre hommes et femmes et semble évoquer la docilité désemparée du corps féminin. Un homme examine avec une lampe un corps mis à nu, un autre maltraite une femme et la contraint d’uriner en scène, un dernier plonge son visage dans un décolleté. Les costumes – smokings et longues robes – confinent aussi les personnages dans des stéréotypes marqués. Mais bientôt, tout s’écroule. La chorégraphe s’amuse à brouiller les pistes et nous invite à regarder du côté du rapport entre les personnages et de leurs comportements contraints, circonscrits à un jeu de rôle qui fait écho à une norme sociale pesante. A l’image des poissons et des plantes enfermés dans le décor, les personnages sont cloîtrés dans une pièce vide, carcan dont ils cherchent désespérément à s’échapper. Deux hommes s’embrassent, mais leur tendresse s’effondre dans un rapport de violence. Un homme rêve et regarde le ciel. Un autre contemple le vide et avale la fumée d’une cigarette. Une femme cherche en vain à s’évader en s’envolant sur un tapis volant. Toujours plus nombreuses, de courtes scénettes à la fois absurdes et pénétrantes, se succèdent, dans une gravité qui se laisse aller par moments à quelques espiègleries.
Mais le but semble surtout d’atteindre le public, fût-ce t'il en le bousculant, en l’interpellant directement ou en le prenant en dérision. Les injonctions se multiplient tout au long de la pièce : le rideau s’ouvre sur l’invitation adressée par une actrice au public « Entrez, mon mari est à la guerre ! », des prostituées lorgnent les spectateurs et leur annoncent l’entracte, des projectiles sont plus tard lancés sur la foule, une femme hurle sur le public, tandis que Ruth Amarante nous susurre en riant « je suis une douce petite chose » ... Lors du dernier tableau, la troupe marche à bras ouverts pour aller à notre rencontre. Le public, souvent perplexe face à la complexité de cette œuvre, peut donc se sentir un brin malmené par le propos volontairement trouble de la chorégraphe et la juxtaposition de différents registres, à la fois tragique et sarcastique, et d’images tantôt crues, tantôt allusives. De cette perte de repères, les acteurs rient ouvertement en scène.