Nous sortons à peine du règne Gouldien, déjà une vague contraire le recouvre : celui du dégagement (et fatalement, désengagement) assumé, du retour à la sensualité, à l’art miniaturiste. Nos Goldberg seraient-elles donc toujours condamnées à ce va-et-vient entre l’irréflexion et la pénitence ? Ne peuvent-elles jamais être qu’arithmétiques ou alors fatalement confuses ? À ces interrogations, aujourd’hui, une réponse précieuse : les Goldberg naissantes, mais déjà si grandes, de Béatrice Rana.
Les Goldberg de Béatrice Rana ont vocation de fluidité. Toute l’œuvre s’articule autour de cette notion. Et pourtant, l’intégration successive du discours dans ce canevas à 30 parties ne diminue en rien la substantialité des variations isolées ; elle seule confère à la performance son véritable relief. Et c’est la matière concrète de ce relief : tel trille, telle inflexion, l’élégance d’un phrasé, que nous garderons le plus longtemps à l’esprit dans les heures qui suivront le concert.
Une vision des Goldberg, si admirable soit-elle, n’est d’aucune utilité si les moyens nécessaires à sa réalisation sont insuffisants. Ils ne le sont pas. La facilité dont Béatrice Rana fait preuve aurait découragé plus d’un pianiste chevronné. Pas de raptus anxieux, ou d’assauts sanguins sur les impardonnables variations 14, 20, 23 ou 26 ; au contraire, elles sont l’occasion d’entendre à quel point la pianiste se joue, et avec quelle élégance, de la difficulté. Il y a presque indécence à prendre aussi vite la variation 26, dont les trilles introductifs cinglent à une vitesse démente ; mais le ton, festif, n’autorise aucun reproche.
Car nous voilà dans les qualités essentielles de Béatrice Rana : ce charme, cette flamboyance latine. Plus tangible encore est la certitude de ne pas avoir affaire à un échafaudage de l’esprit, mais à de l’instinct, supérieurement avisé, certes, mais bien instinct. En témoigneront cette plénitude d’accent, cet esprit d’initiative, qui ne sont pas des choses que l’on note au propre sur une partition. Béatrice Rana n’est pas de ces pianistes qui croient que l’autorité s’acquiert en cadenassant la pédale forte, ou en ne marchant que dans des rues trop droites : attitudes d’apparence assertive, en rien conditions suffisantes. Pas encore 24 ans, et déjà une telle autorité. Et s’agissant de savoir-faire, l’on ne saurait s’arrêter à la vigueur, à cette nervosité un peu distraite alla Martha, sans mentionner la plénitude de son. On a entendu dans ces Goldberg des saillances venues des plus lointaines profondeurs du corps. Un grand bol d’énergie, des couleurs fraîches, qui nous font oublier une série de plusieurs Goldberg chétives.