A l’occasion de la parution de leur troisième opus, consacré à Liszt et Saint-Saëns, le duo franco-russe formé par Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle donne un récital à deux pianos à la Salle Cortot, l’occasion d’entendre notamment la très rare et étonnante transcription pour deux pianos par Saint-Saëns de la Sonate en si mineur de Liszt, en premier enregistrement mondial dans le disque.
Monument sacré du panthéon pianistique, la sonate de Liszt a fait couler beaucoup d’encre en raison de la modernité de son écriture et de la profondeur de son inspiration. Si la richesse d’une œuvre se mesure à la diversité des conceptions et des interprétations, point de vue discutable mais non dénué de pertinence pour un certain type de répertoire, alors les pianistes n’arriveront sans doute jamais à bout de la fécondité de cette sonate, aux éclairages et aux visions multiples. Mais une version pour deux pianos, tout de même ! N’est-ce pas là une trahison, un pis-aller, une solution de facilité pour se cacher de la difficulté, diront les apôtres extrémistes de la sonate en si ? Plutôt que de crier au sacrilège, écoutons. Le sol initial, tout nimbé d’attente et de tension, après la descente ténébreuse, éclate dans une scansion des deux pianos, où l’inertie des 176 cordes, qui ralentie le discours en lui donnant du souffle, va de pair avec une puissance et une fermeté dans l’attaque qui est le résultat d’une complicité exceptionnelle entre les deux pianistes, complicité qui se lit dans les échanges attentifs comme directifs des regards, et qui s’entend dans la remarquable synchronisation des accords. Fidèle à la partition originale, l’arrangement de Saint-Saëns, outre de rajouter quelques discrets contrechants et d’étoffer les notes, divise le matériau entre les deux pianos, rendant plus explicite la structuration en couches et multipliant l’éventail des directions possibles, tandis que des mouvements de tension-résolution partagés entre les pianistes insufflent à l’œuvre une dimension supplémentaire. Forts de cet horizon, Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle proposent une musique nourrie de couleurs orchestrales, avec un traitement vertical contrasté des différentes voix qui a le mérite de mettre en valeur des motifs souvent relégués au second plan, donnant à entendre un équilibre nouveau. Aussi les trilles prennent-ils la dimension d’un véritable être vivant, enflant et narratif, sous lesquelles les notes répétées font office de moteur en sourdine. Arrive alors la fugue, qui éclate de tout son mordant et son panache. Les jeux des pianistes se complètent : sûreté et largesse du son pour Arthur Ancelle, mouvance et vulnérabilité pour Ludmila Berlinskaïa, créant par moment quelques déséquilibres dans un rendu pourtant d’une homogénéité rarement égalée dans du deux pianos. Belle découverte en tout cas que cet arrangement de la sonate, dont l’interprétation du duo Berlinskaïa-Ancelle renouvelle la vision.