Donner un récital au Théâtre des Champs-Élysées peut intimider. Depuis 1913, sa scène a été arpentée par les plus grands et leur souvenir rôde. Bertrand Chamayou a 38 ans et toujours l'allure du jeune homme qui recevait le quatrième prix au Concours Marguerite Long 2001. Il me souvient avoir alors demandé à Nelson Freire son sentiment sur les résultats du vote. La réponse du président d'un jury qui venait de décerner le premier prix à un pianiste coréen de grand talent, disparu depuis de nos radars ?« Vous voyez le jeune homme avec les cheveux en brosse, là-bas ? Allez le féliciter, c'est un grand pianiste. » Ce qui fut fait.
Chamayou n'a plus la coupe en brosse. La modestie de sa mise, costume noir, chemise blanche au col ouvert, n'augure rien de particulier pour qui ne l'aurait jamais entendu sur scène avant ce soir. Il joue le Blumenstück op. 19 et le Carnaval de Schumann avant l'entracte, puis les Miroirs de Ravel, les Cloches de Las Palmas, les Mazurkas op. 24 n° 2, op. 66 n° 3 et enfin l'Étude en forme de valse de Saint-Saëns. Ces rapprochements sont d'un musicien qui sait le goût du bizarre, du mystérieux, de la fantasmagorie, du romantisme littéraire et cette façon de dire l'insaisissable de Schumann et de Ravel – qui orchestrera d'ailleurs le Carnaval.
La première phrase du Blumenstück est fébrile. Chancelante mise en marche qui devient frémissement, à travers un jeu d'articulations infiniment variées qui donnent vie à une pièce qui exige beaucoup de qui la joue pour que le public ne s'aperçoive pas trop que Schumann y tourne sur lui-même d'une façon moins miraculeuse que dans l'Arabesque op. 18. Le compositeur y cite quatre notes du Carnaval qui suit. Chamayou y est sidérant, car sa transcendance pianistique ouvre les portes de l'immatérialité, de l'imagination et du rêve, tout en provoquant l'euphorie chez l'auditeur émerveillé de tant de grâce dans la fulgurance de prouesses virtuoses qui naissent de la musique elle-même. Chamayou se refuse à toute sentimentalité : c'est un puritain qui tient de Toscanini, de Boulez comme de Zoltán Kocsis. Sa technique est prodigieuse, ses traits sont plus scintillants qu'articulés, son expression d'autant plus intense qu'elle fuit toute sentimentalité. Il ne faut pas craindre de comparer son Carnaval à l'enregistrement fabuleux de Sergueï Rachmaninov. Sous leurs doigts, l'œuvre de Schumann redevient une lanterne magique qui projette en fondu enchaîné des portraits qui tournoient avec humour et humeurs changeantes, jusqu'à ce finale qui part en folles accélérations qui font retenir sa respiration et tétanisent l'auditeur avant qu'il n'applaudisse à tout rompre. Fabuleuse interprétation qu'on aimerait voir le pianiste enregistrer – en public de préférence –, sur un piano des plus grandes années de la facture instrumentale. Son programme appelait un grand Érard cordes parallèles ou croisées des années 1920, ou un Steinway américain millésimé de la même décennie. Il a eu ce soir un Steinway de Hambourg « ordinaire », qui plus est installé devant le rideau de fer doré, abaissé, qui n'est pas favorable à l'épanouissement de la sonorité de l'instrument à clavier.