Les applaudissements ont retenti depuis longtemps dans la grande salle de la Philharmonie mais Semyon Bychkov, immobile, fait toujours face à son orchestre. Il faudra attendre encore un peu pour voir le maestro se retourner et recueillir l’ovation qu’il mérite, non sans avoir fait lever au préalable ses troupes du Czech Philharmonic. Conscient de l’engagement exemplaire des musiciens dans ce premier concert 100% Tchaïkovski du week-end, Bychkov passera ensuite un long moment à remercier ses chefs d’attaque ; il ira jusqu’à faire un sacré détour pour rejoindre la fière rangée de contrebasses au fond de la scène.
Pendant l’heure qu’a duré la Symphonie « Manfred », on a eu le temps de savourer les sonorités riches du Czech Philharmonic et le sens du drame musical cultivé par Bychkov. Rien n’a été laissé au hasard, à commencer par la disposition de l’ensemble : les contrebasses alignées font un socle solide qui soutient tous les archets et favorise le lien des cordes et des bois ; excentrés côté cour, les trombones et trompettes répondent symétriquement aux cors côté jardin. Cette organisation très théâtrale permet de profiter au mieux des qualités de chaque pupitre : menés par un cor solo éblouissant de bout en bout, les cuivres sont héroïques, éclatants mais jamais lourds. Bien répartis dans l’espace scénique, ils n’étourdissent pas des cordes puissantes et rondes, au vibrato chaleureux. Quant aux bois, ils sont singulièrement francs et sonores, dès l’appel initial des trois bassons. Seul le tonitruant timbalier tombe parfois dans l’excès de zèle, écrasant les fins de phrases au lieu de les saisir. À l’inverse, l’orgue restera trop timide dans ses interventions du dernier mouvement, peinant à colorer un orchestre déjà hyper expressif.
Chef et musiciens interprètent remarquablement les pages les plus dramatiques et lyriques de la symphonie inspirée par le poème de Lord Byron : sous la battue haute, noble, très mesurée de Bychkov, les cordes ondulent magnifiquement dans les mouvements extrêmes et les vents produisent ce souffle épique – mais jamais pompeux – qui permet de balayer cette longue fresque sans en faire sentir les quelques longueurs. Très berliozien, le troisième mouvement est un agréable sommet de fraîcheur pastorale, guidé par un hautbois tendre. Sous le vernis du collectif, le scherzo féérique du deuxième mouvement laisse en revanche entrevoir des fragilités individuelles : les violons frôlent plus d’une fois la sortie de route dans leurs traits virtuoses et les ponctuations brutes des bois paraissent bien approximatives.
Il s'agit cependant de broutilles au sein d’un Manfred d’autant plus appréciable qu’il n’est pas si couramment présenté en concert. Si des regrets doivent être exprimés, ils concernent davantage l’étrange première partie proposée par l’ensemble en compagnie de Kirill Gerstein. Dans son intéressante note d’intention, le pianiste explique en détail son approche du Concerto pour piano n° 1, son retour à la partition de 1879 et son rejet des retouches posthumes. Force est de constater qu’à l’exception des célèbres accords d’ouverture (nettement allégés ce soir) et malgré les sections ajoutées dans le finale, le caractère de l’œuvre ne paraît pas fondamentalement rénové. Gerstein marque les esprits moins par son sens du lyrisme, souvent haché par des appuis inégaux, que par son toucher puissant, capable de tirer du clavier des sonorités granitiques.