Nul besoin d’attendre le crépuscule d’une carrière bien remplie pour chanter Mahler. Nul besoin d’avoir traversé des drames personnels pour être poignant dans les Kindertotenlieder. Lors du week-end de clôture du festival de Royaumont, le jeune Edwin Fardini a tordu le cou aux idées reçues de la plus belle des manières, lors d’un récital des plus réussis.
Le baryton s’avance sur la scène de la petite salle des charpentes d’un pas mesuré. Son visage est un masque, sa voix est un chant qui ne lui appartient pas. Ce qui n’empêche pas le récit d’être convaincu, convaincant, habité. Dans l’ensemble des lieder qu’il interprètera avec le pianiste Tanguy de Williencourt, Fardini gardera simplement la distance décente qui permet au texte poétique de vibrer sans y introduire de gros sabots lyriques.
Le travail méticuleux sur le phrasé est admirable, à tous les niveaux : à l’intérieur de chaque lied, le souffle est maintenu pour entretenir l’unité des vers, la tension est conservée pour garder la cohésion des strophes ; dans chaque cycle, les Kindertotenlieder comme les Rückert-Lieder un peu plus tard, les lieder se succèdent sans que le fil conducteur de l’ensemble ne se rompe. Derrière le baryton, Tanguy de Williencourt ne quitte pas le chanteur d’une semelle et fait mieux que « suivre », initiant régulièrement les changements de nuances et d’atmosphères. Par son toucher soigné et soyeux, attentif aux strates mélodiques qui se glissent sous les pas des interprètes, le pianiste montre que ces pièces, célèbres pour leurs versions avec orchestre, ne perdent en rien leurs couleurs quand elles sont jouées sur un simple clavier. Au contraire, on gagne une proximité qui renforce la puissance du texte. Les Kindertotenlieder sont une mise en musique d’un drame familial, une œuvre concentrée sur le foyer ; autour du piano, on se sent accueilli dans le cercle des intimes et l’émotion n’est que plus contagieuse.