L’enjeu acoustique est si manifeste dans la Basilique Saint-Denis que certains chefs voient leur interprétation comme « paralysée » par l’exigence de clarté. Remplaçant Robin Ticciati à la tête du National, le chef allemand Hartmut Haenchen a toutefois su transformer cette contrainte en force, le temps d’un Chant de la Terre dont la plasticité souveraine, la perpétuelle vacillation atteignaient au sublime.
La plupart des chefs fixent un cadre, une ligne, qu’ils infléchissent selon les besoins de l’expression. Pour Hartmut Haenchen, le « geste musical » (et toute sa composante physique : lancement, apesanteur, puis chute) est l’origine de tout. De ce respect absolu envers la matérialité du geste, naît un discours d’une plasticité rare. A l'opposé d’un Klemperer qui fait travailler son orchestre par plans solidement architecturés, Haenchen fait, « glisser » l’ONF dans une pâte sonore unie et mouvante. Partout, c’est le règne du soufflet, aussi bien chez les cuivres (les tenues de la trompette, dans les premières mesures du Trinklied) que les cordes, dont la puissance sonore est merveilleusement hiérarchisée.
Visuellement, Haenchen donne l’impression de diriger par influx psychologique, sans jamais forcer (extérieurement) le sens des événements. Nulle confrontation sur scène, mais des musiciens qui accompagnent pleinement sa respiration. Exit les questions de discipline, le chef allemand semble baser son style sur la conviction que la musique est un équilibre précaire qu’il faut entretenir jalousement, qu’on ne doit pas brusquer par des ordres trop incisifs. Toujours pour mieux se conformer aux trépidations aléatoires de la nature, il fait vaciller la régularité des croches (écoutez la harpe ou la mandoline ; elles semblent ballotés par les flots !). Avec lui, la tension harmonique est sollicitée au maximum ; le basculement vers la résolution, notamment, est souvent retardé jusqu’à l’insoutenable (exemple parmi d’autres : le pesante avant chaque changement d’armure, dans l'ivrogne au printemps).
La question de l’acoustique est tellement importante à Saint-Denis qu’elle suffirait à noircir plusieurs pages ; j’invite cependant le lecteur à se référer à la 3ème de Mahler donnée ici l’an passé pour plus de détails. Contentons-nous ici de mentionner la disparition de la conque qui, jusqu’à l’an passé, surplombait l’orchestre et renvoyait davantage de son vers le public ; disparition à peine sensible, si ce n’est que les lignes de bois paraissent légèrement en retrait du corps des cordes : plutôt que de les surplomber, ils en forment désormais l’enveloppe.