Il faut la volonté farouche d’un Jérôme Rigaudias pour de ces Tableaux d’une exposition, faire un gué, un passage incertain, improbable franchissement d’un interdit qui ne dit son nom. Rigaudias les transfigure en une « Lutte avec l’Ange ». Moussorgski biblique! Son interprète affronte ici le divin. Il y a de l’attentatoire, du blasphème dans cette lecture orgueilleuse, insensément révoltée, intensément transfigurée mais oh ! combien réconciliée. Or on sait bien que le doute subsiste sur la véritable identité de l’adversaire de Jacob : Ange ou Démon ? De même que sur l’en-jeu et l’issue du combat que livre autant le futur Israël que le pianiste. Comme si la liberté d’une lecture se devait d’être ontologiquement subjective et ne pouvait s’exprimer sans révolte. Rigaudias étreint et astreint littéralement la partition à des noces barbares et somptueuses : il défie, outrepasse, dépasse l’œuvre dans une violente symbiose avec le compositeur. Se mesurer avec l’impossible au nom de l’impensable : voilà l’indépassable, l’impensable horizon !
En affrontant cette page techniquement intraitable, Rigaudias semble aussi se confronter à lui-même. Farouche duel dont la promesse n’est autre qu’une évidence, une révélation du sens profond de cette écriture pianistique radicale. Jérôme Rigaudias y parvient grâce à une conscience aigüe, une sensibilité à vif, que seul un combat singulier avec cette dimension visionnaire qui transgresse les codes de lecture, conduit bien au-delà de la page, et en même temps n’est là que pour la mieux rejoindre et nous réunir dans l’écoute. Les Tableaux d’une exposition sont, sous le toucher extrêmement opiniâtre et offensif de l’artiste, aux antipodes d’une succession, d’une juxtaposition de trop figuratives musiques à programme. Il en fait une puissante entité indissolublement liée en un tout organique, captive de sa vision d’interprète, soumise à cet implacable affrontement rhétorique, à cet antagonisme intrinsèque, cet embrasement qu’il soumet à notre jugement.