L’œil vif, la mine bonne, le pianiste russo-lituanien est venu présenter à Paris deux cahiers d’Études, les opus 10 et opus 25 de Chopin. 24 fractions d’un tout, comme une sorte d’abécédaire pianistique, elles ont trouvé en Lukas Geniušas l’interprète idéal : un style farouchement personnel et une prodigieuse richesse d’invention. Hier, dans l’Auditorium immaculé de la Fondation Louis Vuitton, l’esprit s’est incliné en vassal devant la beauté fauve du jeu, le déferlement de couleurs !
Il y a une différence entre travailler pour soi les Études et avoir vocation à les présenter en public. Pour soi, l’on jouera rarement les deux cahiers d’une traite. D’abord parce que c’est éreintant. Ensuite, parce que cela n’aurait pas beaucoup de sens si on les considère dans leur fonction essentiellement préparatoire, presque étiologique : mieux vaut alors piocher sélectivement. En public, il s’agit de trouver l’angle d’attaque qui fasse oublier l'exercice — ou du moins l'ennoblisse —, soulignant la cohérence tonale du cycle. Quel sera donc l’approche de Geniušas ? Entre les deux bornes, do majeur et do mineur, de ces cahiers, comment va fonctionner le sens ?
La performance de Geniušas semble épouser le mouvement d’une épopée homérique ; à chaque étude son lot de périls variés, mais également sa couleur unique. Et cette envie, brûlante, obsédante, d’éclairer chacune de ses œuvres de la lumière de son verbe, et par là de se l’approprier, de la libérer.
Les accords brisés de la première Étude en ut majeur résonnent. Les doigts vaincront sans trop de mal les écarts de sixte et de septième, tandis que Lukas Geniušas laisse tonner sa fureur dans la main gauche ; basses fondatrices, comme un pédalier d’orgue, Plein Jeu ! Une vitesse volontairement irrégulière dans l’Étude en la mineur (op. 10,2) semble mimer le souffle aléatoire d’un vent ; quelque-chose se meut élégamment, d’un bout à l’autre de la gamme, cognant un fa aigu, rebondissant sur le la d’en face et sans cesse maintenu dans cette jolie frontière du piano-pianissimo.
L’Étude en do # mineur (op. 10,4 ; ce sera le cas aussi de l’op. 25,3) galope comme jadis Cziffra, à ceci près que Geniušas projette çà et là quelques basses comme des couperets. Enfin, plus rien ne bouge dans les quelques Études lentes (op. 10,3 et op.10,6 notamment). L’expression, très intériorisée, avec de petits airs de « jamais plus », se fonde sur la retenue ; les seules inflexions audibles vont dans le sens d’un retrait, jamais d’une amplification. Sous la tendresse, une tension toujours latente. L’Étude en ut majeur (op. 10,7) rompt avec la tradition, introduisant rebondissements, variations de tempo à un degré encore nouveau. En conclusion du premier livre, une Étude « révolutionnaire » au pied fourchu, glaçante de précision, et striée de vigoureuses décharges à la main droite.