La collaboration qui prend fin entre Simon Rattle et le London Symphony Orchestra fut courte, mais si riche que le pèlerin-mélomane n'aura pas hésité à traverser l’Europe de part en part jusqu’au George Enescu Festival de Bucarest pour glaner les derniers fruits sucrés de cette abondante récolte. Et pour ce farewell tour, quoi de plus logique que de donner la Neuvième Symphonie de Mahler, œuvre d’adieu s’il en est ? Voilà qui promet aux quatre mille auditeurs de la Sala Palatului une soirée qui, sans doute, égalera en émotion la Résurrection de Zubin Mehta la veille.
Peu de symphonies débutent par un tel instant de suspension qui, sans en avoir l’air, est une véritable audace : une note pianissimo répétée au violoncelle, une note piano tenue au cor, quatre notes forte qui ébauchent une bribe de mélodie à la harpe, celles-ci introduisant moins un discours qu’une confidence. Rien de cosmique ce soir, rien de métaphysique, simplement quelque chose de très humain : comme si, plongé dans la pénombre des Madeleine de Georges de la Tour, l’auditeur s’apprêtait à recevoir leurs pénitences.
Malgré le magnétisme offert par ce clair-obscur musical, par cette lumière tamisée, par ces couleurs pastel, Simon Rattle ne s’éternise pas : car c’est le tempo juste, l’Andante, qui donne à cette suspension tout son naturel. Alors peu à peu sa baguette s’agite, sort les musiciens de leur torpeur et, à mesure que la musique gagne en ébullition, fait naître la myriade de paysages que traverse ce mouvement. Dans cet Andante comodo, le chef ne peint pas mais donne vie, incarne, traite chaque phrase avec une égale importance, développant ainsi toute la tension dramatique dont regorge cette partition et qu’il n’hésite pas à faire déborder. Très terrien mais aussi très narratif, le maestro n’aura sans doute pas convaincu les amateurs d’interprétations plus célestes et apolliniennes ; mais après avoir traversé tant d’émotions et de sentiments contrastés, on ne peut pas rester de marbre face à l’inspiration chambriste et apaisée avec laquelle il achève ce mouvement, décidément intense de la première à la dernière note.
C’est un même vent de liberté qui semble ébouriffer Simon Rattle dans le deuxième mouvement. Entre variation bien sentie des tempos et déploiement impétueux d’énergie, le maestro paraît s’amuser comme un enfant devant son orchestre imaginaire, faisant sienne l’ironie grinçante de ce ländler qui perd ainsi toute sa candeur. Mais en matière d’ironie, rien n’égale la truculence du troisième mouvement et son Rondo-Burleske : des traits mordants de la petite harmonie à la sonorité décapante des cordes, en passant par l’agressivité des cuivres, les musiciens n’hésitent pas à tirer la langue et faire la grimace – à l’unisson du maestro, métamorphosé pour cette danse macabre en espiègle diablotin. Porté par une virtuosité à toute épreuve, celui-ci se plaît alors à accentuer le caractère désordonné et dionysiaque du finale, transformant en véritables saturnales les dernières notes de cette course à l’abîme, conclue avec un ensemble d'une précision chirurgicale.
Après l’emballement des deux mouvement centraux, l’Adagio final renoue quant à lui avec une forme d’apaisement, de sérénité, de stoïcisme ; c’est en tout cas ainsi que l’interprètent les musiciens. Emmenées par leur leader Roman Simovic, les cordes du LSO entament cet ultime mouvement avec une sensibilité nouvelle, empreinte de délicatesse et de suavité, faite de legato et d’écoute mutuelle. Si le beau son n’avait pas encore eu sa place jusque-là, c’est l’occasion pour tous les musiciens – de la flûte au contrebasson – de faire valoir cette qualité. Et c’est peu dire qu’ils excellent dans ce registre. De chaque phrase, miracle de construction, de dynamique et d’infimes nuances, sourd alors toute la poésie du langage mahlérien. Évitant toute forme de plainte ou de pleurnicherie apitoyante, le LSO parvient à n’extraire que la beauté lumineuse de ce mouvement.
Une des difficultés de la Neuvième réside dans sa coda, interminable, comme si Mahler lui-même avait rechigné à conclure cette ultime symphonie. Prenant le parti de ne rien précipiter mais de cueillir chaque note avec la plus naturelle des pulsations, Rattle conclut cette confidence pour orchestre comme elle avait commencé : dans une magnétique suspension.
Le déplacement d'Erwan a été pris en charge par le George Enescu Festival.