Bouche bée, de la première à la dernière mesure ; tel est le tarif pour quiconque assiste à une performance du chef québécois Yannick Nézet-Séguin. Nous autres parisiens, avions eu la chance de l’entendre dans son intégrale Mendelssohn, c’était au tour de Mahler et de sa 1ère Symphonie, avec l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam au TCE.
Nous passerons rapidement sur le Bartók, qui loin d’être inintéressant, n’est qu’un avant-propos de ce qui va suivre. Hélène Grimaud a donné un 3e Concerto où elle a fait valoir des vertus de modération, fermeté, discrétion et presque effacement (moral, mais aussi narratif) ; quatre ingrédients qui ont pu laisser sur leur faim les partisans du timbre et de récits à la première personne. Une sonorité « taillée dans le cristal », mais à jamais neutralisée par l’harmonisation très spécifique de l’instrument, a contribué à un nivellement des plans sonores ; une monochromie que rehaussait discrètement Yannick Nézet-Séguin, ayant l’œil à tout, par une recherche quasi expressionniste du timbre.
A l’entendre diriger, Yannick Nézet-Séguin semble travaillé par une fièvre, une inquiétude, qui voudrait l’entraîner toujours plus loin dans les espaces de l’expression, et peut-être, de sa propre intériorité : il y a en lui une soif expressive inassouvie. Nézet-Séguin ne pratique pas le mot-à-mot, la transparence textuelle ; du moins, tel n’est pas devant la partition son mode préféré d’attaque. Ici, il sera question d’idée musicale et de geste pour l’exprimer. Lui qui semble redouter la monotonie, trouvera dans les reprises matière à élucider. Jamais à court d’idée ? Non, car ce sont les détails qui le sollicitent ; on y trouve des débuts de modulation, des éléments de variété, sur lesquels travailler : en grossissant la temporalité, ou, en l’expédiant. Et si le geste refuse d’apparaître dans les conditions « normales » de lecture, Nézet-Séguin essayera de le provoquer : aux musiciens de répondre à son appel, comme à un duel.
A cet égard, sa Titan est une formidable démonstration de savoir-faire. Le premier mouvement, sous-titré « Comme un bruit de la nature » s’enfonce dans un vaste sostenuto, avant de s’en extraire, par la force d’une fanfare. Plus loin, à ses avances, le pupitre de violons oppose de brûlantes caresses, menant le premier mouvement à ses plus violents paroxysmes. Yannick Nézet-Séguin propose une vision pugnace, presque querelleuse du Ländler qui tient lieu de deuxième mouvement. Le chef joue le trublion, pérore et défie les pupitres. Voici non pas une fresque rurale mais la saisissante peinture d’un état d’âme, ceinte des plus vibrantes sonorités. Le portamento est d’ailleurs largement employé par les pupitres de cordes, mais comme geste de remontrance aristocratique. Il n’y a là aucune inertie ; tout se soulève, frémit avant de s’effacer brusquement. Les violons de l’Orchestre philharmonique de Rotterdam sont suspendus aux mains du chef, qui les emmène tantôt aux confins de la touche (dans ces réminiscences des Lieder eines fahrenden Gesellen, au troisième mouvement), tantôt dans un quasi-écrasement de la corde (sons raclés dans le Scherzo).