Que les voyeuristes impénitents se précipitent au prochain récital que donneront ensemble Denis Matsuev et Julian Rachlin ! Avec ce romantisme si "premier degré" qu'il frôle l'obscène et cette virtuosité de tête brûlée, c'est peu dire que les lectures qu'ils donnaient lundi soir dans le Grand Hall du Conservatoire de Moscou Concervatoire portaient une marque tout à fait inhabituelles ! Objet de curiosité publique pour certains, soirée tout sauf subtile pour d'autres. À réserver aux fanatiques de "gros son" avant tout.
Certaines oeuvres sont irréductibles, leur matière première est assez solide pour résister à tous les rhabillages, à toutes les torsions qu’on leur inflige. D’autres ont besoin qu’on les prenne en charge, qu'on accepte leurs termes propres. C'est le cas, entre autres, des quatre Märchenbilder (contes de fée), dont la première (Nicht Schnell, pas vite) en particulier ne survit à aucune indélicatesse. Ce soir c'est la préciosité excessive qui aura raison de Schumann, les alanguissements et ruptures de rythme systématiques nuisant à la sérénité du dialogue. Ce n'est guère mieux avec la deuxième pièce, Lebhaft (vif), prise à toute vitesse dans une sorte de vigueur fantaisiste, lui donnant des airs de cavalcade incontrôlée. Rebelote avec les triolets fous du troisième conte. Là seulement commence à poindre une profondeur : déchirant à force d'engagement, l'alto de Julian Rachlin prend soudainement du grade. Mais qu'en sera-t-il pour la suite du concert ?
Passage à Brahms. On reste dans le ré mineur avec sa 3ème Sonate pour violon et piano. L'instrument de Rachlin maigrit de quelques centimètres, l'occasion pour Matsuev de récupérer à bon droit une poignée de décibels (il se réfrénait encore pour ne pas couvrir le médium-grave de son partenaire). On s'en doutait déjà à l'alto, c'est encore plus patent au violon : Rachlin semble avoir délibérément écarté de son jeu tout le potentiel incisif et cristallin de son instrument. On est vite envouté par la sonorité chaude, prenante, d'une intensité de braise (grâce notamment à un superbe médium). Dommage seulement qu'elle soit si peu variée : les minutes passent et Rachlin se cantonne à sa spécialité, le vibrato, qui agit comme une estompe permanente. Un vibrato tremblotant, un rien désuet, qui devient presque un timbre en soi.
On le savait, Matsuev, ne cherche pas la pureté cérébrale du discours, mais en extrait au contraire une énergie faite de chair et de sang. Son interprétation est hâtive, nerveuse, crispée. Sur le plan vertical, la masse sonore globale fait peu cas des équilibres polyphoniques. À grands renforts d'accents brusques, de syncopes appuyées, il transforme le Finale de la Sonate de Brahms en une sorte de ragtime infernal, manifestant assez peu de considération chambriste pour son partenaire. Aussi, Rachlin doit-il redoubler d'héroïsme pour se faire entendre.