Habitué aux concerts-fleuves de Klaus Mäkelä, l’Orchestre de Paris aurait pu être déstabilisé par le programme relativement court que dirigeait Jukka-Pekka Saraste cette semaine à la Philharmonie. Grâce à la cohérence des œuvres convoquées et à la vision interprétative claire du chef, le concert d’à peine 1h45 a cependant parfaitement rassasié l’auditeur, lui permettant d’apprécier la diversité des couleurs et des dynamiques orchestrales autour de la notion de crépuscule.
Dès les deux premiers accords dramatiques de l’Ouverture tragique de Brahms, nous voilà plongés dans l’atmosphère désolée de la pièce. Dense et engagée, mais précise et sans lourdeur, cette première mesure donne le ton de l’interprétation. Ce Brahms généreux sans être lourd reste alerte grâce à un tempo volontaire où se déploie la palette sonore de l’orchestre. Diversité des détachés, nuances collectives et individuelles (on note en particulier les pianissimos à la timbale), attention aux équilibres pour mettre en valeur la petite harmonie sans forcer aux passages idoines : ce soin du détail de Saraste se double d’une vision d’ensemble unifiante qui embarque l’auditeur, ce qui est en soi un motif de satisfaction pour cette page très académique.
Après la noirceur de cette partition tragique, la voix d’Elsa Dreisig sonne comme un réconfort. Et quel réconfort ! Son timbre velouté et soyeux sur toute la tessiture n’altère jamais le plaisir des oreilles, même dans les passages aigus des Quatre derniers lieder de Strauss. Le charme sonore dépasse l’hédonisme béat grâce à une attention au texte minutieuse. La prononciation de la chanteuse est un délice de subtilité, à l’image du « m » de « in den sterbenden Gartentraum » du deuxième lied : la consonne murmurée en fin de phrase suggère le rêve que le vers décrit. Dommage que la Philharmonie, pourtant coutumière du fait, n’ait pas surtitré l’œuvre pour permettre à chacun d’apprécier sans effort cette dimension prosodique.
Si Saraste est attentif à ce que l’orchestre ne couvre pas la soprano, dont le volume du registre grave peine parfois à remplir la salle, il ne néglige pas l’aspect foisonnant de l’écriture en déliant l’ensemble quand le chant se tait. Ces moments de profusion orchestrale tranchent avec la discipline et l’écoute de la soliste, donnant naissance à quelques décalages passagers, notamment au début de « September ». Conjugués aux tempos allants du cycle et aux qualités de diction de la voix touchante d’Elsa Dreisig, ces épiphénomènes scellent une interprétation résolument vivante du chef-d’œuvre de Strauss.
Une approche plus traditionnellement métaphysique, attentive à l’étirement infini des phrases (caractéristique du compositeur), aurait permis d'élargir le spectre d’un solo de violon plutôt terne dans « Beim Schlafengehen » et d'amener vers un sentiment d’éternité. Il reste que chaque lied façonne une atmosphère crépusculaire palpable, de plus en plus introspective : les silences de la grande salle Pierre Boulez qui suivent chaque double barre traduisent l’éloquence du geste de Saraste pour suspendre la matière sonore.