Le paysage du quatuor est en pleine mue. Et à un âge où d’autres donnent, la mèche en bataille et l’oeil hagard, dans la virtuosité la plus belliqueuse, les Arod viennent contester radicalement les usages, remettant en question nos habitudes, nos goûts et les “lois” mêmes de l’interprétation. Lundi dernier, ils étaient en concert au Théâtre des Bouffes du Nord, proposant aux côtés du mi mineur de Mendelssohn et du Rosamunde de Schubert, la création de l’étonnant Quatuor de Benjamin Attahir.
Le Rosamunde, où souffle si paisiblement l’esprit du Lied, n’est pas le plus simple des quatuors de Schubert à construire sur la longueur. Tels les Ebène et les Artemis, les Arod se gardent bien de confiner l’œuvre dans une tiédeur classique ; ils en exaltent tantôt le puissant dramatisme (partie centrale de l’Andante), tantôt les effets de timbre (Allegro moderato). Une discipline de fer règne au sein des tutti. Plutôt que de suivre “chacun pour soi” des phrasés multiples, le modelé du texte est rigoureusement collectif : il semble sourdre d’une seule et même conscience ultra-sensible. Le Menuetto est empoigné et sculpté dans un maniérisme du meilleur aloi, laissant soudain effuser dans le Trio médian des plaintes d’une pureté et d’une pudeur déchirantes. C’est avant les lignes aux arêtes bien nettes du Finale, qui permettent aux musiciens une respiration plus légère, et cette manière de frémir au détour de la phrase. Peut-être qu’à en caractériser aussi assidûment les humeurs, les Arod ont-ils pu perdre un peu de l’élan global qui devrait unifier cette partition, mais c’est péché véniel qui s’effacera avec le temps. Pour l’heure, leur Schubert possède au moins une vertu indiscutable et salutaire : celle du modernisme.
Belle idée que celle ouvrant le Quatuor de Benjamin Attahir : chaque instrument attaque à tour de rôle, les notes obliquent après un temps de latence, créant des continuums rythmiques à la périodicité complexe. L’attention est sans cesse entretenue par des “événements” - ici c’est le violoncelle et l’alto qui écrasent des quintes, là-bas, ce seront des incises nerveuses, à l’unisson - on a l’impression que Attahir prend l’auditeur par la main. Si le fugato central flatte l’oreille du mélomane, qui s’y retrouve “en terrain connu”, l’oreille se désoriente parfois de l’absence (voulue ?) d’une structure macroscopique évidente. Hormis la qualité puissamment évocatrice de l’écriture, trois singularités d’écriture marquent cette œuvre : son caractère éminemment cyclique, un sens aigu de l’évolution discursive et l’art de mettre en évidence des plans sonores différenciés par leur nature et leur éclairage (et l’usage intelligent de la microtonalité). A ce titre, le Quatuor de Benjamin Attahir apparaît comme la vision ultime d’une architecture tout entière calquée sur le bercement de l’existence moderne : c’est une musique qui avance en permanence, avec ses marottes, ses sollicitations répétées, et ses brefs tunnels de violence.