Les Nuits du Piano à Paris se proposent de présenter, dans la Salle Cortot de l'École Normale de Musique fondée en son temps par l'illustre pianiste éponyme et Auguste Mangeot, « des pianistes étrangers de grand talent qui ne sont pas assez connus dans l'Hexagone ». Ce soir, l'Allemand Severin von Eckardstein propose un récital au programme français subtilement agencé, allant de Debussy à Samazeuilh en passant par Fauré, Ravel et Chabrier.
Oui, Severin von Eckardstein n'est pas très connu du public français, mais à la vérité il n'est une célébrité dans aucun pays, même dans le sien, alors même qu'il joue un peu partout dans d'excellentes séries, alternant récitals, musique de chambre, concertos et qu'il sert un répertoire qui va de la musique baroque à celle du XXIe siècle. Il a reçu plusieurs grands prix, dont le Premier Prix du Concours Reine Elisabeth, à Bruxelles en 2003, après des épreuves qui ont marqué les esprits. Il a également enregistré plusieurs disques magnifiques, dont quelques-uns en France pour l'éditeur Artalinna... et pourtant Eckardstein reste inexplicablement le secret le mieux gardé du piano en ce premier quart du siècle. Plusieurs explications possibles dont l'une s'impose vite : il n'enregistre pas chez un grand éditeur de disques, ce qui lui ferme un peu les portes des orchestres prestigieux, dont ceux de son pays qui invitent pourtant des pianistes qui sont loin d'avoir son talent. Reste une autre possibilité qu'un ami, critique musical berlinois, nous souffle : « Eckardstein comme Zacharias naguère veut peut-être moins faire carrière qu'avoir la paix... »
Mais bon, on se faisait une joie de l'écouter à Paris, Salle Cortot dont l'acoustique est extraordinaire pour le piano. C'était sans compter sur le fait qu'elle est dotée de fauteuils qui font désormais un boucan d'enfer, dès qu'un auditeur bouge un peu... Ce 24 novembre, à aucun moment le silence ne s'est fait dans la salle ! Le premier livre des Images de Debussy a commencé de façon magique par des « Reflets dans l'eau » irisés, fluides, liquides, d'une transparence et délicatesse admirables, suivis par un « Hommage à Rameau », cérémonial, calme, grandiose sans aucune emphase et par un « Mouvement » sans inertie, vivant et suffisamment indéterminé en apparence pour que la vie s'y insinue. Mais « l'orchestre » de dizaines de fauteuils grinçants, craquants redoublant avant le sixième des treize nocturnes de Fauré a brisé cette atmosphère déjà malmenée pendant le Debussy... Eckardstein le joue différemment de ce que la partition suggère. Le pianiste y paraît moins calme et chantant large qu'inquiet, tragique et fébrile. C'est très convaincant, même si l'on sent une sorte d'instabilité rythmique et plus encore psychologique déséquilibrer cette musique. Est-ce la raison pour laquelle le pianiste se perd un peu avant le retour du thème à la fin ? Il se rétablit tout de suite, ce qui n'est pas évident dans une musique harmoniquement si peu prévisible qu'on s'y perd facilement et qu'on peut y tourner en rond longtemps avant de trouver la sortie.