Il y a des concerts dont on sort en sachant qu’on ne les oubliera jamais. Des moments extrêmement forts, qu’on ne vit qu’une seule fois mais qui perdurent indéfiniment en nous par leur intensité et leur saveur à nulle autre pareille. Le concert du 10 mars à 21h30 au Centre de Musique de Chambre de Paris (Salle Cortot) était l’une de ces expériences hors du commun. Déjà, l’intitulé énigmatique du concert a su éveiller la curiosité des spectateurs plusieurs jours avant leur venue : seule information communiquée, la forme en soi atypique du concert, un « bœuf de musique de chambre » ; quant au nom du musicien invité et de ses complices, mystère… Quel bonheur de découvrir que l’invité surprise en question n’est autre que Thomas Enhco ! Il est rejoint sur scène (autre surprise !) par la marimbiste Vassilena Serafimova, artiste non moins extraordinaire…et par Jérôme Pernoo, directeur du Centre mais surtout violoncelliste de génie. Un trio de choc, parcouru par tant d’énergie, d’inspiration, de joie, de fougue, de malice, qu’on voudrait pouvoir les écouter en live tous les jours pendant des heures !
Quelques membres du public l’avaient deviné grâce à la photo-mystère postée sur Facebook juste avant le concert : Thomas Enhco est le musicien principal invité pour le premier bœuf de musique de chambre organisé Salle Cortot – concept repris pour tous les concerts de 21h30 du mois de mars. La soirée commence de façon assez classique, bien qu’orientée vers un répertoire jazz. Thomas Enhco interprète seul au piano deux compositions issues de son dernier album, Feathers ; son charme musical opère à la seconde où il pose ses mains sur le clavier. Mélange de technique et de spontanéité (qui donne à chaque morceau, pourtant fixé par écrit, une allure d’improvisation), son jeu aérien, rythmé, aux couleurs incroyablement délicates et variées, instaure une atmosphère délicieusement suave, et capture l’imagination de chacun pour l’emmener vers des territoires inconnus ou oubliés, séduisants au plus haut point.
Jérôme Pernoo monte sur scène retrouver Thomas Enhco pour jouer le premier mouvement de la Sonate en mi mineur de Brahms, pour violoncelle et piano. Mais à la différence de n’importe quelle autre représentation, les musiciens n’ont pas répété ensemble avant le concert ! Pas une fois. C’est le principe du « bœuf » ; ils se sont mis d’accord sur ce qu’ils allaient interpréter, et c’est tout. La dernière fois qu’ils ont joué tous les deux, c’était il y a cinq ans, nous apprend Thomas Enhco. Et pour lui aussi bien que pour Jérôme Pernoo, c’est leur tout premier bœuf en musique de chambre ; ils avouent être un peu tendus, notamment parce qu’ils ne savent pas à quel résultat s’attendre. L’excitation est palpable. Le moment est stupéfiant de musicalité. La maîtrise de chacun des instrumentistes est impeccable, et la communion des deux timbres survient spontanément. Petit commentaire de Jérôme Pernoo à chaud, à l’issue de l’expérience : le caractère impromptu de l’interprétation force à adopter une écoute de l’autre beaucoup plus affûtée, ce qui résulte en une intensité de jeu décuplée et une amplification surprenante (et très agréable) des sensations de jeu.