Depuis dix ans, le programme « Quatre tendances » du Ballet de l’Opéra National de Bordeaux célèbre la diversité de la danse contemporaine en mettant en regard au cours d’une même soirée des œuvres de jeunes chorégraphes et des pièces phares du répertoire récent. Cette édition 2025 inclut deux créations : Beauties and Beasts de Xenia Wiest et Between Worlds d’Ana Isabel Casquilho, aux côtés d’Obsidian Tear de Wayne McGregor (2016) et Sleight of Hand de Sol León et Paul Lighfoot (2007).

La soirée s’ouvre avec Beauties and Beasts, création mondiale pour dix danseuses sur pointes, dont les lignes se trouvent accentuées par leurs tenues bleutées seyantes et scintillantes. Les premières secondes sont à couper le souffle : sur un rythme enlevé typiquement flamenco, une traversée virtuose du plateau à coups de fouettés, relevés et déboulés furieux marque l’entrée de la soliste, celle qui guidera ses compagnes vers la beauté – notion ici entendue comme l’accès à la maturité, la sagesse, la lucidité. Le ballet entier est construit autour de cet axe narratif symbolisant l’évolution de la jeunesse vers une phase d’acceptation ; la démarche de Xenia Wiest prend racine dans une atmosphère sonore hispanisante, d’emblée captivante, dont la sensualité enveloppe les corps et leur confère une aura magnétique.

<i>Beauties and Beasts</i> &copy; Maria Helena Buckley
Beauties and Beasts
© Maria Helena Buckley

Tous les éléments confirment que nous avons affaire à une pièce superbement ouvragée : les jeux de lumière originaux, les changements fréquents de configuration entre les danseuses, les multiples symboles (par exemple les éventails-miroirs ou le sable qui coule). Le travail des interprètes est d’une qualité absolue ! Outre la technicité exigée, elles font preuve d’une grâce sans effort et d’un charisme subjuguant.

Changement radical d’univers lorsque le rideau se relève. Obsidian Tear de Wayne McGregor place neuf hommes en huis clos au sein d’une scénographie sobre qui incite le regard à s’orienter vers la coulée rouge sang à l’avant-scène. Deux musiques bouleversantes d’Esa-Pekka Salonen, violentes et intimes, à la beauté crue, constituent le terreau à la genèse du geste : Lachen verlernt pour violon solo, puis Nyx pour orchestre. Des quatre ballets, c’est certainement le plus poignant. Les interprètes dotés de costumes noirs racés interagissent sans discontinuer, parcourus d’une myriade d’affects, allant de la combativité au désir.

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Obsidian Tear
© Maria Helena Buckley

In fine, l’être vêtu de rouge doit mourir : on retrouve une logique et une tension comparables à l’inégalé Sacre du printemps de Pina Bausch. Pourtant, l’œuvre de McGregor comporte une dimension encore plus troublante : l’oscillation entre larmoiement et déchirement (le double sens du mot « tear »), la recherche d’une compréhension de la métaphore incarnée par l’obsidienne (roche volcanique noire légendaire), l’ambiguïté entre construction du sens et abstraction transcendante. Une expérience ineffable, différente pour chaque membre du public, et pour sûr inoubliable.

La jeune chorégraphe Ana Isabel Casquilho, lauréate du Concours de Biarritz en 2023, illustre à travers Between Worlds la paralysie du sommeil. Le propos est très lisible : une femme se laisse tomber dans l’endormissement, bascule derrière une voilure blanche, et voilà que l’emportent une dizaine d’ombres discrètement colorées, comme autant d’émanations de son inconscient. La rêveuse inerte se voit manipulée par ces êtres aux gestes doux et directifs à la fois.

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Between Worlds
© Maria Helena Buckley

La recherche n’est pas inintéressante en soi ; mais le langage chorégraphique, bien que pétri de différentes inspirations, ne manifeste aucune spécificité marquante ni caractéristique vraiment enthousiasmante (la musique choisie non plus, que ce soient les nappes sonores atmosphériques du début ou le trop explicite « Dream » de John Lennon). Pire, certains mouvements et enchaînements reprennent quasi à l’identique le langage lui complètement unique de Crystal Pite, en particulier son célèbre Season’s Canon. Pas de quoi s’attarder sur cette troisième pièce, donc, malgré une implication irréprochable des onze interprètes aux gestes fluides et précis.

Et quelle heureuse idée de terminer la soirée par Sleight of Hand de Sol León et Paul Lighfoot ! Le mystère et la magie qui se dégagent de cette œuvre désormais mythique invitent le public à se laisser émerveiller, très simplement. Dans cet univers proche d’Alice au pays des merveilles, les personnages hautement expressifs évoluent dans le tourbillon de la musique de Philip Glass comme si les « personnages-tours » terrifiants les tenaient sous leur joug… jusqu’à ce que le rapport de force s’inverse, et qu’on se surprenne à observer ces souverains avec quelque pitié. Rien d’explicite dans tout cela : seulement la force d’évocation d’un ballet qui parvient à parler à tous, et entre ainsi à juste titre au répertoire du Ballet de l'Opéra National de Bordeaux.

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Sleight of Hand
© Maria Helena Buckley


Le voyage de Julie a été pris en charge par l'Opéra National de Bordeaux.

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