Sophia Liu entre en scène, silhouette mince, bras fins, cheveux noirs. Elle a juste 14 ans, mais son palmarès est celui d'une vétérane. Il mérite d'être rappelé, moins pour ses exploits passés d'enfant prodige que parce que cette jeune musicienne est l'incarnation d'une mutation en cours de la vie musicale. Née à Shangaï, en République populaire de Chine, Sophia Liu a émigré au Japon à l'âge de 2 ans. C'est là que ces dons se sont révélés et qu'elle a si rapidement progressé qu'elle a passé son premier concours à l'âge de 5 ans. Premier d'une longue liste. Un peu plus grande, elle remporte des prix en Allemagne et aux États-Unis où elle joue avec l'Orchestre de Cleveland et David Robertson, rien moins. Elle est aujourd'hui canadienne et vit avec ses parents à Montréal où elle est devenue l'élève de Dang Thai Son qu'elle retrouvera dans quelques heures pour jouer Mozart avec Eric Lu sur la grande scène du Parc du Château de Florans.
Son programme ce matin au Centre Marcel Pagnol est incroyable, mais la façon dont elle le joue l'est plus encore. Mephisto-Valse de Liszt sera aussi virtuose que conduite avec le sarcasme grinçant et les fulgurances attendues, servie par des sonorités variées, colorées, un jeu de piano souverain qui soulève de terre les Réminiscences de Norma qui suivent. Sophia Liu est parfaite dans la grande ligne et le détail. Son jeu est singulier, en rien « leçon bien sue », concentré, investi dans la musique dont elle cherche et trouve naturellement le sens. Elle dessine et chante à la perfection les Mazurkas op. 17 de Chopin et réussit à mettre en scène les Variations sur « la ci darem la mano » avec un sens du rebond des phrases, de leur élan, de leur trajectoire. C'est tout de même très impressionnant d'oublier l'âge de l'artiste qu'on écoute. Pour faire bonne mesure, le bis. On se demande de qui il est. Rossini ? Tiré des Péchés de vieillesse ? Non : on apprendra que cette cavalcade dans l'esprit caf' conc' est d'elle...
Cette mutation qui se fait jour de façon plus prégnante chaque année est bien sûr l'irruption en nombre de plus en plus grand de pianistes d'origine asiatique sur la scène internationale, qu'ils soient nés en Asie ou nés en Occident comme Eric Lu, magnifique Premier Prix au Concours de Leeds et élève de Dang Thai Son et de Jonathan Biss aux États-Unis où il est né. Ce soir sur la grande scène, ce grand jeune homme chaleureux joue le Concerto en ré mineur de Mozart avec le Sinfonia Varsovia dirigé du violon par Gordan Nikolić. Il énonce la première phrase comme on rêve chaque fois de l'entendre... pour si rarement être comblé. Interrogative, douce, chantante mais appelant, comme aspirant tout ce qui va suivre. On écoute tout ce concerto suspendu aux phrases éloquentes et raffinées du piano qui lui-même est à l'écoute des musiciens de l'orchestre. La musique avance et rêve en même temps. Lu est bien le petit frère de Serkin et d'Haskil, mais il est de son temps en retrouvant celui de Mozart : il ose « boucher les trous » laissés par le compositeur et ornemente quand il le faut et comme il le faut, sans trop en faire, sans être timide, la « Romance ».