Initialement prévue pour janvier 2022, à l’occasion du 175e anniversaire du Gran Teatre del Liceu de Barcelone, la collaboration entre l’institution catalane et l’Opéra national de Paris a finalement accouché en cette fin de saison 2022/23 de son très attendu Château de Barbe-Bleue. Un acte unique pour une seule coulée lyrique, une intrigue en huis-clos et resserrée autour de deux personnages : c’est tout ce qu’il faut à Béla Bartók pour signer, en 1911, le chef-d’œuvre qui restera comme sa seule et unique incursion dans le domaine de l’opéra. Ce Château de Barbe-Bleue, singulier à plus d’un titre, se distingue notamment par sa dimension éminemment psychologique qui rend accessoire – voire superflue – la moindre mise en scène, pour peu que l’incarnation des interprètes soit au rendez-vous. Et c’est peu dire que l’affiche est ce soir – du moins sur le papier – de très haute volée.

Sir Bryn Terfel © Elisa Haberer / Opéra national de Paris
Sir Bryn Terfel
© Elisa Haberer / Opéra national de Paris

Premier à prendre la parole pour inviter Judith, sa nouvelle épouse, à le suivre dans la pénombre de son château, le Barbe-Bleue de Sir Bryn Terfel enchante aussitôt. En habitué de la Grande Boutique, et particulièrement de la salle de Bastille qu’il est parfois difficile de remplir vocalement, le baryton-basse fait entendre une émission sonore immédiatement juste et maîtrisée qui lui permet de faire résonner tout l’espace sans rien forcer. Parfaitement à l’aise dans cette acoustique qu’il parvient à rendre caverneuse et cryptique, le chanteur relève l’un des défis de la partition : transmettre une intime impression de proximité, tout en faisant entendre l’architecture gothique et mystérieuse des vastes salles de son château. Porté par un timbre d’airain, assis sur des basses amples et rondes, le Gallois se montre alors en auguste maître des lieux, souverain serein et imposant.

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L'Orquesta Sinfónica del Gran Teatre del Liceu à Bastille
© Elisa Haberer / Opéra national de Paris

Le second défi auquel fait face le baryton-basse est celui de rendre compte de toute la complexité, de toute l’ambiguïté psychique du personnage : c’est à nouveau une réussite pour Bryn Terfel qui, par un imperceptible dégradé, ajuste sa voix aux impératifs dramatique de l’œuvre. De plus en plus ébranlé et impuissant à mesure que Judith découvre les secrets qu’il cache derrière les sept portes verrouillées de son château, son Barbe-Bleue montre également le soulagement de celui qui se défait de trop lourds fardeaux. Aussi, si l’élocution est de plus en plus erratique à chacune des résistances qu’il oppose à Judith, le timbre s’assouplit quant à lui après chaque dévoilement, jusqu’à sa tirade finale, parfaite d’abandon, reflet d’une âme lasse et érodée par le jeu dangereux de son épouse.

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Sir Bryn Terfel, Iréne Theorin, Josep Pons et l'Orquesta Sinfónica del Gran Teatre del Liceu
© Elisa Haberer / Opéra national de Paris

Pour lui donner la réplique dans le rôle de Judith, on retrouve celle qui tenait le rôle-titre d’Elektra sur cette même scène en 2014 : Iréne Theorin. L’élocution de la Suédoise lui offre une présence scénique incontestable, brûlante de curiosité avant de percer les secrets de l’époux, sévère et froide comme les pierres du château après les avoir découverts. Sachant parfaitement faire varier sa voix en fonction des nécessités dramatiques de son rôle, la soprano montre alors une très belle expressivité, parfois à la limite du chuchotement ; c’est ainsi, impassible et pétrifiée – anticipant par-là le destin qui l’attend – qu’elle prononce, en réponse au lyrisme de Barbe-Bleue à l’ouverture de la cinquième porte : « Oui, ton royaume est grand et beau ». Néanmoins, voilée dans les graves et les médiums, sa voix ne semble réellement s’épanouir que dans l’aigu, amputant d’autant son caractère dramatique et rendant compte difficilement de l’aspect juvénile et innocent de Judith en ses premiers instants.

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Josep Pons dirige l'Orquesta Sinfónica del Gran Teatre del Liceu
© Elisa Haberer / Opéra national de Paris

De son côté, l’Orquestra Sinfónica del Gran Teatre del Liceu ne sera malheureusement pas parvenu à marquer les esprits. Cherchant absolument à arrondir les angles de la partition, à fondre les timbres entre eux plutôt qu’à rendre saillantes les nombreuses arêtes musicales, Josep Pons peine à faire émerger le kaléidoscope sonore acéré et mordant de l’œuvre, lui préférant un caractère certes plus élégant, mais aussi lisse et attiédi. On aura enfin déploré – avant la moindre note de musique – l’absence du Prologue, texte certes énigmatique mais qui, récité avant et pendant l’ouverture, participe à cette plongée du spectateur au plus profond de l’âme humaine.

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