Deux pleins cahiers de cette musique de salon, si généreuse, si festive, cela devrait arriver plus souvent dans nos petites et grandes salles ! Alors que tant d’éminents chanteurs s’y sont appliqués au siècle passé, que plus récemment les choeurs s’en sont emparés, il semblerait que les occasions d’entendre les Liebeslieder Walzer dans leur version originale pour quatre voix se soient désormais raréfiées. Hier soir, dans la Grande Salle de la Philharmonie, la rencontre miraculeuse d’une distribution de très haut vol et d’un public aussi nombreux qu’attentif nous prouvait que les deux opus Brahmsiens avaient encore de beaux jours devant eux.
À l’insouciance gracile de l’opus 52 répondent les sombres spéculations de l’opus 65. À la vocalisation légère et interactive qu’appellent les historiettes liminaires, succèdent les lignes plus profondes, plus creusées du deuxième cahier, appelant des coloris d’orage et de houle.
La prosodie si naturelle de Güra, dans laquelle on sent un amour artiste de la langue, fait sensation dans Ein kleiner, hübscher Vogel, et plus loin dans Ich kose süß mit der und der. Werner Güra est une incarnation, au plein sens du terme, de l’esprit de ces deux cahiers de lieder. Ici, l’aplomb vocal, la densité naturelle du timbre se joignent à une netteté de caractérisation qui fait immédiatement effet sur le public (un O die Fraunen presque soupiré, d’une délicieuse langueur feinte).
Karine Deshayes, ou le triomphe d’une voix dans sa pleine maturité : sans doute la voix la plus puissamment projective du quatuor, la mezzo-soprano n’abusera pourtant jamais de cette radieuse santé vocale, pensant toujours le groupe avant l’individu. Son Wohl schön bewandt war es est une merveille d’éloquence théâtrale : outre le timbre rond et charnu, on sent que chez elle, prosodie et phrasé musical ne font qu’un, que la moindre inflexion de la voix est imbriquée dans l’articulation d’une consonne et de sa voyelle. À plus grande échelle, le texte est considérablement éclairci par sa manière de procéder par vastes paraboles (Wohl schön bewandt war en est un exemple flagrant), les pianistes la suivant jusqu’au bout de ces hiatus.
La vocalisation plus émaciée de Natalie Dessay lui permet de serrer au plus près les reliefs du texte, sculptant avec énergie ses contours. Les attaques y gagnent une bienvenue impulsion, des frémissement apparaissent au sein des tenues. Faut-il craindre de surjouer cette musique ? Non, vu le plaisir que l’on éprouve à se laisser distraire par les nombreuses taquineries de la chanteuse. Jamais à court de malice vocale, Natalie Dessay apporte à la ligne des coudes inattendus, fait surgir sa voix sous celle des autres avant de la déployer en grand. Partout, elle fait preuve d’une inventivité musicale, d’une nervosité stylistique réjouissantes. Toutes ces qualités lui vaudront un Nagen am Herzen fühl ich futuriste, où des estompes alternent avec des durcissements plus gutturaux, créant un très hypnotique balancement.