Le soleil baigne la vieille ville de Colmar à l’heure du déjeuner et tous les touristes commencent à s’intéresser aux menus des nombreux restaurants dont l’activité déborde joyeusement sur les terrasses. Tous les touristes ? Non : certains gravissent l’escalier d’un bâtiment singulier aux tuiles colorées, le Koïfhus, ancien bureau de douane et de stockage où étaient examinées les marchandises importées dans la cité à partir de la fin du XVe siècle. L’endroit est désormais colonisé tous les midis par le Festival international de Colmar qui transforme en petite salle de concert l’ancienne salle du Conseil des échevins au premier étage, remarquable par ses piliers sculptés et sa belle charpente apparente. Le nouveau directeur artistique du Festival, Alain Altinoglu, en a fait un lieu dédié au passage des jeunes talents : tous les midis, des étudiants diplômés du CNSMD de Paris – parfois à la carrière déjà bien lancée – se succèdent pour présenter leurs programmes.
Première de cette édition 2023, Diana Cooper. Cette jeune pianiste née en 1997, également passée par la classe de Rena Shereshevskaya à l’École Normale de Musique, n’a pas choisi la facilité : voilà qu’elle s’apprête à enchaîner la Troisième Sonate de Chopin et les Miroirs de Ravel, ce qu’elle fera avec une endurance impressionnante, se levant une seule fois de son tabouret entre ces deux gros morceaux pour saluer brièvement un public aux applaudissements pourtant insistants. Il faut dire que Diana Cooper sait où elle va et sait emmener son audience avec elle : son sens du discours, de l’architecture des pièces est d’une clarté remarquable, et son jeu à la fois expressif et humble, peu démonstratif, est très éloquent. Dans les passages chantés comme dans les traits virtuoses, dans la caractérisation des motifs comme dans leurs enchaînements, sa Troisième Sonate de Chopin est admirable… même si l’on commence à sentir que ce piano manque parfois d’articulation et de relief, que les pianissimos manquent de définition, les fortissimos de largeur, les différents plans sonores de couleurs mieux définies.
Ce sera plus manifeste dans les Miroirs : le vol ultra précis des Noctuelles, l’articulation si particulière du chant des Oiseaux tristes, les reflets et les remous de la Barque sur l’océan, le grotesque de l’Alborada del gracioso, tout cela semble plus esquissé que réellement dessiné, incrusté dans le clavier. C’est néanmoins sur une très belle Vallée des cloches, large et rêveuse, que Diana Cooper referme le cycle ravélien, avant de revenir à Chopin pour un opus 22 un peu incongru après un tel périple.
Quelques heures plus tard, c’est le professeur de Diana Cooper à l’Académie Jaroussky, Cédric Tiberghien, qu’on retrouve en récital au Théâtre municipal de Colmar. Ce petit théâtre à l’italienne du XIXe siècle (550 places), qui accueille des productions de l’Opéra national du Rhin au fil de la saison, abrite les concerts de musique de chambre du Festival, donnés à 18h. Cédric Tiberghien s’y produit en compagnie de Bruno Philippe et le duo montre dès ses premières notes une complicité évidente et des intentions audacieuses : charge au violoncelliste de tendre son chant sur un fil hyper expressif sous lequel le piano s’occupe du reste, moteur rythmique et harmonique ô combien important dans la Sonate de Franck Bridge qui est parfois difficile à suivre dans tous ses méandres.
Force est de constater que malgré l’acoustique sèche du lieu, Tiberghien s’acquitte de sa mission admirablement, soignant les changements de teinte du discours tout en étant particulièrement attentif au violoncelle de son partenaire. À ses côtés, Bruno Philippe fait resplendir le timbre de son instrument, rayonnant dans l’aigu et jamais sourd dans le grave, mais on peine parfois à comprendre le sens d’un chant qui manque de direction claire. Si la Sonate de Debussy jouée ensuite laisse une impression comparable, la Deuxième Sonate de Brahms en conclusion sera d’un tout autre acabit. L’archet de Bruno Philippe s’épanouit comme jamais dans un premier mouvement idéalement héroïque, avant le sommet du récital : un Adagio affettuoso concentré dans ses pizzicati sombres, au chant vibrant peuplé d’accents bouleversants jusque dans son interminable dernière note, qui emportera le Théâtre entier en apesanteur. Les festivaliers redescendront plus tard, bien plus tard, après le Concerto de Khatchatourian donné par Sergey Khachatryan à l’église Saint-Matthieu, mais c’est une autre histoire…
Le voyage de Tristan a été pris en charge par le Festival international de Colmar.
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