Cela faisait huit ans que le plus populaire des opéras russes n’avait pas été donné au Québec. Sortir du canon des Carmen et Traviata est toujours risqué pour une maison d’opéra, de surcroît lorsqu’il s’agit d’un opéra russe. On se rappellera que la production de 2011 de l’Opéra de Québec, qui avait été témoin de l’époustouflante prise de rôle de Jean-François Lapointe dans Onéguine, n’avait guère attiré les foules. Ce que la capitale nationale ne peut se permettre qu’avec parcimonie, la métropole peut toutefois se l’offrir sans trop de crainte. La preuve : le public nombreux qui a presque rempli Wilfrid-Pelletier hier soir a acclamé – avec raison – cette œuvre phare du répertoire lyrique slave.
Si l’on doit se garder d’expliquer le succès de la soirée par un seul élément, il reste que le duo Dupuis-Car, un couple sur – et hors de la – scène est pour beaucoup dans la réussite de la chose. Étienne Dupuis, qui mène maintenant une carrière enviable sur le plan international, avec, notamment, un Don Giovanni très remarqué récemment à l’Opéra de Paris, a fait preuve d’une maîtrise totale de ce rôle passablement complexe. Loin de se cantonner à un Onéguine fat et unidimensionnel, il parvient à montrer les différentes facettes de ce personnage et à le rendre presque attachant. Sa présence très physique et sa voix chaude, suprêmement maîtrisée, ne font qu’ajouter à ses nombreux mérites. Chapeau également pour la diction, avec ces « l » durs si caractéristiques de la langue russe, ici très audibles. Sa vis-à-vis féminine Nicole Car est une soprano de tout premier ordre. Dans la scène de la lettre, autant exigeante en matière vocale que scénique, elle parvient à rendre avec brio le flot d’émotions contradictoires qui assaille la jeune Tatiana, avec une voix souple d’une égalité parfaite et d’un timbre capiteux.
Les autres rôles sont généralement assurés avec la même rigueur. Dans Lenski, le ténor néo-brunswickois Owen McCausland, un ancien du studio de la Canadian Opera Company qui en était à sa première apparition à l’Opéra de Montréal, charme par un timbre dont la clarté rappelle quelque peu la voix de Joseph Calleja dans ses débuts. L’instrument est encore un peu vert – manque d’égalité et de legato – mais est plein de promesses, comme en témoigne un solide « Kuda, kuda vy udalilis » au deuxième acte. Les seconds rôles féminins sont tous très solides, notamment Carolyn Sproule, qui incarne une Olga d’une juvénilité contagieuse, et l’attachante Filipievna de la Polonaise Stefania Toczyska, qu’on entendait également pour la première fois à Montréal. Quelques bémols toutefois à propos des seconds rôles masculins. En ce qui concerne Monsieur Triquet, le seul personnage francophone de l’opéra, on aurait mieux fait de choisir un chanteur qui maîtrise le français, plutôt qu’un chanteur anglophone – Spencer Britten – qui prononce les « eu » d’une manière quelque peu exotique, malgré une voix claire et puissante et une aisance scénique certaine. Quant à la basse russe Denis Sedov, on a peine à adhérer à ce timbre étrange qui, dans l’air de Grémine, n’a rien de la rondeur et de la chaleur de celle d’un Joseph Rouleau, à qui la première était d’ailleurs dédiée.
Présentée conjointement avec cinq maisons d’opéra états-uniennes, la production est d’une redoutable efficacité. Le dispositif scénique d’Erhard Rom est bâti autour d’une chambre en camaieu de gris dont le mur du fond s’ouvre tantôt sur une forêt de bouleaux, tantôt sur un champ enneigé, tantôt sur une salle de bal. Le metteur en scène israélien Tomer Zvulun a excellement orchestré les scènes de chœur, qui n’ont rien de statique, tout en proposant quelques idées fortes, comme la bouleversante accolade entre Onéguine et Lenski juste avant le duel du deuxième acte, ou l’apparition d’Onéguine en arrière-plan pendant la scène de la lettre.
Les chœurs chantent avec générosité, malgré un manque de définition des consonnes, et l’Orchestre Métropolitain fait généralement bonne figure, hormis quelques problèmes d’intonation aux violoncelles. Notre plus importante réserve concerne le chef Guillaume Tourniaire qui, s’il se révèle un accompagnateur attentif, a tendance – comme trop de chefs – à ne pas chauffer assez les passages rapides et à ne pas poser suffisamment les épisodes plus expressifs. Si le début du premier acte, par exemple, manque singulièrement de sève, de « moto » (mouvement) comme l’exige le compositeur, la « Polonaise » du troisième acte est quant à elle plus « presto » que le « moderato » indiqué. Cela reste néanmoins un détail, dans une soirée qui entrera à coup sûr dans les annales lyriques montréalaises.