Rejouer une œuvre mille fois entendue nécessite une vision nouvelle, certes. Mais plus le passé est lourd, plus le renversement esthétique susceptible de le rafraîchir est violent. Les premières incartades d’Ivo Pogorelich lui ont valu une volée de bois vert de la presse spécialisée. Pourtant, quel détracteur saurait expliquer son agacement, sinon parce qu’il connaissait les œuvres et ne les reconnaît plus ? Nul n’est plus sourd à la nouveauté que celui qui croit voir son icône rudoyée puis jetée au rebut…
Pogorelich transforme la Sonate op. 54 de Beethoven en ultimatum cauchemardesque. Sa lecture semble pénétrée de l’idée que le public pense d’abord avec ses sens, et qu’il est absurde de s’adresser à l’entendement ; d’où un retour en force de la composante rythmique, doublé d’un terrorisme sonore particulièrement prononcé. La condition sine qua non est la déconstruction de la « phrase musicale ». Pendant ce temps, des effets de rafale soulignent le versant conflictuel de l’écriture : phraséologie russe potentiellement héritée de Richter. Si certains passages semblent uniformément pilonnés, ce jusqu’au-boutisme fait néanmoins entendre quelques correspondances insoupçonnées, certaines périodicités nouvelles.
Enchaîné dans l’urgence, la Toccata op. 7 de Schumann s’est reconvertie en pure étude pour les doigts, au sens de l’exercice de Brahms. Pogorelich déconstruit sans faiblir toute trace de schémas formels pour proposer une sorte de perpetuum mobile duquel jaillissent, de-ci de-là, certains rythmes syncopés : heureux élus de la pensée du pianiste. Dans le sillage de Schumann vient la Suite « pour le piano » de Debussy. C’est fou, on croirait entendre Gershwin. Le pianiste s’abat lourdement sur certaines notes, comme s’il voulait mieux nous les faire manger ; la polyphonie succombe derrière l’éclat du timbre, la puissance des impacts.