On a sans doute pas tout dit, mais on a déjà dit beaucoup sur la Sonate à Kreutzer de Lorenzo Gatto et Julien Libeer… Après avoir fait fureur au disque voilà tout juste un an, la voilà qui s’invite à l’auditorium du musée Dapper dans un programme mêlant Mozart, Bach et Beethoven : deuxième fois ce mois-ci que la Belgique triomphe à Paris.
Une œuvre telle que la Sonate pour piano et violon de Mozart (en sol majeur, K 301) pose le problème de la spontanéité dans toutes ses dimensions avec, d’un côté, les interprétations qui usent et abusent de l’artifice comme pratique essentielle (taquineries de phrasé, exagération du trait) et de l’autre, celles qui fétichisent l’innocence et la pureté contre ce même artifice. Par chance, Julien Libeer ne tombe dans aucun de ces pièges, ses lectures sont une formidable démonstration de ce qu’est la spontanéité musicale : il est tout sauf un pianiste qui « s'écoute jouer ». Chez lui, la musique est exposée sans guillemets, dans une simplicité qui n’exclut pourtant pas la richesse d’invention. La différence, c’est qu’au lieu d’être mises en exergue, les idées musicales sont intégrées au discours, sans intention didactique. Rappelons à cet effet que Maria João Pires a été l’un de ses maîtres, lui inoculant ce toucher fluide, ce jeu sans flagrance qui fait de lui un chambriste hors pair.
Aucune introduction n’est si tendue, si physique que le presto qui suit les premiers accords de la Sonate à Kreutzer. Dès les premières secondes, on est fasciné par ces audaces si éloquentes, pratiquées dans la continuité du chant. Montrant à nu les mécanismes de la conduite beethovénienne, Julien Libeer feint par moment de s’enliser dans le son pour mieux s’en extirper, tandis que des mouvements de convection donnent vie aux grands flux de doubles-croches. Parfois, il se glisse sous l’attaque du violon, surgissant par en-dessous, avant d’ouvrir les écluses… et toute cette eau sonore de s’engouffrer et disparaître dans une embrasure. Avouons-le, des effets pareils, on n’en entend pas tous les jours. Ce basculement des préséances, pourquoi serait-il interdit de l’opérer sur Beethoven ? D’autant qu’on a mieux que la surprise : le frisson, le choc physique.