Est-ce parce que Krystian Zimerman fait ses débuts à la Philharmonie ? Le public qui emplit le grand vaisseau de la porte de Pantin l'accueille par des applaudissements aussi exaltés que si le pianiste venait de faire résonner l'ultime accord de la dernière pièce à son programme. Le musicien est tout sourire pour un public qu'il aime visiblement autant que ce dernier le lui montre. Public en présence duquel il peut dépasser ce qui nous l'a parfois fait admirer comme un épigone d'Arturo Benedetti Michelangeli, ne retenant de son jeu que la sonorité et la mise au point méticuleuse d'un répertoire restreint et pas la mélancolie, le dénûment quasi franciscain de l'expression qui habitent l'imaginaire du maître italien. Pendant une bonne quinzaine d'années, Zimerman nous a laissé sur le bord du chemin, admiratif ô combien, mais intrigué tout autant par une manière qui faisait de la perfection plastique et du son pour le son l'enjeu interprétatif majeur de ses interprétations de studio – quasi toujours – et publiques – bien souvent.
Le public applaudit encore que Zimerman se jette dans la Sonate n° 3 de Brahms qui ouvre son récital, avec une présence dramatique, une effervescence rhapsodique qui font régner le silence en une fraction de temps. Stupéfaction ! Retour vers le futur, à ce fabuleux récital Brahms – déjà la Sonate n° 3 –, Chopin – Sonate « funèbre » –, Szymanowski – variations et mazurkas –, donné par le pianiste au commencement des années 1980. Des passages entiers ne peuvent s'effacer de notre mémoire, de ce qui est l'un des grands récitals de piano entendus à Paris dans les années 1970-1980, où se succédaient Claudio Arrau, Nelson Freire, Tatiana Nikolayeva, Vlado Perlemuter, Martha Argerich, Wilhelm Kempff, Alicia de Larrocha, Yura Guller, Radu Lupu, Sviatoslav Richter, Rudolf Serkin, Maurizio Pollini, Emil Gilels et quelques autres, sans oublier les deux récitals de Vladimir Horowitz... Zimerman tout jeune atteignait cet équilibre parfait entre la maîtrise de l'analyse formelle et la spontanéité de l'improvisation qui permettent de laisser les portes grandes ouvertes à l'imagination : tout devient possible.
Ce soir, il ne lancera pas une grand arche, caractérisera plutôt chacun des cinq mouvements à travers une sidérante variété d'articulations et de couleurs – cette façon de faire sonner tel ou tel doigt dans une succession d'accords ! –, prenant des risques insensés, se lançant dans des accelerando soudains qui coupent la respiration. Va-t-il les tenir ? L'instrumentiste les tient, car le musicien les fait naître de la musique même. Interprétation libre, grouillante de vie, qui a cette juvénilité que n'osent que rarement les jeunes pianistes, de peur d'être critiqués, mais que la crinière et la barbe blanches de Zimerman autorisent : elles sont l'un des visages de la Sonate n° 3 composée par un Brahms de 20 ans... qui ne tardera pas à donner les Ballades opus 10 ! À 26 ou 27 ans, le pianiste en avait donné une lecture plus « simple », mais tout aussi frémissante et emportée, lors de cet inoubliable récital. Et dans les mêmes années, un disque qu'il a malheureusement fait retirer du marché par Deutsche Grammophon.