On ne peut que se réjouir que deux musiciens parmi les plus en vue de leur génération aient eu, dimanche dernier, l’audace de défendre un répertoire aussi marginal que stupéfiant. Dans le cadre verdoyant des Musicales de Croissy, Guillaume Bellom et Yan Levionnois réhabilitaient à eux seuls toute une littérature géniale écrite à leur mesure ; les deux musiciens ont eu la main heureuse, l’audition successive de ces œuvres de Sibelius, Schnittke et Strauss procurait un plaisir rare.
Pour réussir ce triptyque qui appréhende trois mondes bien distincts, médiocrement connus, il fallait déjà des musiciens qui n’aient pas froid aux yeux, les chantournements répétés du texte étant la première chose qui frappe dans ces partitions. D’abord, Sibelius. On est vite saisi par le souffle épique qui parcourt Malinconia, œuvre en constante élévation, recherchant le vertige dans la répétition de vastes traits de quadruples-croches. Ici, violoncelle et piano ne se mélangent guère mais soliloquent l’un après l’autre. Yan Levionnois ouvre un éventail de timbre exceptionnel, osant des entrées fracassantes (ff e largamente), après des silences de poids. Ce violoncelle-là a l’art du phrasé infus, sachant à quel moment renforcer une attaque ou estomper une fin de phrase. Il cultive dans ses récitatifs un media voce nomade lui permettant de timbrer et détimbrer au gré de minuscules inflexions de l’archet. Quant au piano de Guillaume Bellom, il réussit à recréer le climat fuyant et ambigu qui est celui de l’œuvre. Par un fin dosage des ombres et des lumières, le pianiste sublime la notion de crescendo : de la dynamique à la texture.
Cette modestie, cette délicatesse vis-à-vis du texte pèsent également très lourd sur leur conception de la Sonate pour violoncelle et piano de Schnittke : une grande clarté de lecture, un son précis et délié, et même parfois une certaine retenue marquent l’interprétation de cette œuvre qu’on est habitué à entendre dans des versions souvent plus chargées. Le texte et l’exactitude rythmique sont serrés de très près par deux interprètes qui ne cèdent pas à l’excès ; on sent la volonté de dégager les motifs dont est porteur chacune des voix. La nature fractale de la musique de Schnittke nécessitant une extrême clarté de ses éléments constitutifs (le même motif se superpose à des échelles différentes), c'est à peine si l'on ose émettre une réserve sur la liaison par le violoncelle des doubles-croches du presto (n.b. Ivashkin/Schnittke les détachaient !). Mais Yan Levionnois fait des merveilles dans le troisième mouvement Largo, à la saveur mélodique plus accrocheuse. Soignant au maximum sa ligne de chant, son violoncelle devient un foyer de sensations sensorielles.