Quelle œuvre que cet Octuor de Georges Enesco ! On y rencontre l’appétit contrapuntique de Mendelssohn, une dramaturgie faustienne et des leitmotive à la Liszt, des textures brahmsiennes, des reflets de Nuit transfigurée schönberguienne, une vocalité et deux notes finales qui rappellent directement le Quintette en ut de Schubert, des échos d’improvisations tziganes, le tout intégré dans une architecture vaguement franckiste qui superpose une gigantesque forme-sonate en un seul tenant avec la succession traditionnelle de quatre mouvements… Et l’on ne parle même pas de la gourmandise bien propre à Enesco, compositeur-violoniste qui n’a pas pu s’empêcher d’écrire huit parties instrumentales foisonnantes, quitte à transformer son œuvre en une jungle difficilement pénétrable à la première écoute !
À croiser les regards éloquents de spectateurs quelque peu désarçonnés à l’issue de ces quarante minutes de musique, on se dit que la note d’intention légère voire naïve de Klaus Mäkelä dans le programme de salle n’aura pas suffi à sensibiliser toutes les oreilles à cette fresque sonore qui semble sans arrêt déborder du cadre. Pourtant l’intuition était magnifique : c’est au beau milieu de tableaux monumentaux, ceux de Charles Le Brun exposés dans la salle du même nom au musée du Louvre, que s’est tenu ce bref concert ; aux motifs musicaux enchevêtrés et aux archets entrecroisés ont répondu les lignes, les couleurs, les armes, les chevaux et les corps humains entremêlés des batailles d’Alexandre le Grand vues par ce peintre de Louis XIV, créant une expérience spectaculaire particulièrement puissante.
Si les impressions produites sont si fortes, c’est aussi parce que la performance est bluffante sur un plan strictement musical : les quelques membres de l’Orchestre de Paris réunis aux côtés de leur chef – qui a pour l’occasion troqué la baguette pour le violoncelle – font preuve d’une justesse admirable, alors même que la partition requiert quatre violonistes dignes d’être Konzertmeister et comporte une quantité non négligeable d’unissons ingrats. Les musiciens ont l’habitude de jouer ensemble, cela se voit et cela s’entend : les places d’archet et l’intensité du vibrato sont semblables d'un pupitre à l'autre, les relais sont passés naturellement, la pulsation bat dans le corps de chacun mais aussi au centre de l’ensemble, comme si un chef invisible les unifiait.
Mais par-dessus tout, la formation suit à la lettre les préceptes d’Enesco qui recommandait pour l’exécution de son ouvrage de « ne pas insister sur certains artifices contrapuntiques, afin de permettre la mise en valeur des éléments thématiques et mélodiques essentiels », autrement dit de ne pas mettre de l'engrais dans sa jungle musicale mais plutôt de l’organiser voire de l'élaguer pour lui apporter une forme de clarté. Dans ce jeu subtil, tous les musiciens tiennent parfaitement leur rôle : Nikola Nikolov (premier violon) et Corentin Bordelot (premier alto) ne forcent jamais le trait, rayonnant tranquillement au-dessus de la mêlée ; Klaus Mäkelä, Manon Gillardot (violoncelles) et David Gaillard (deuxième alto) soutiennent l’ensemble dans le grave sans plomber le discours ; Joseph André, Anne-Sophie Le Rol et Maya Koch (violons) savent s’extirper brillamment du collectif quand un trait soliste l’exige et tisser tous les contrechants et autres accompagnements sinueux sans faire dévier la droite ligne du texte. Il aurait pu y avoir un brin de folie tzigane supplémentaire… mais cela aurait été risqué dans l’acoustique généreuse de la salle.

Avant Enesco, la Battalia de Biber venait tisser un lien plus immédiat entre le cadre et la musique. À l’image d’un Nikola Nikolov très juste et propre au premier violon, l’interprétation fut plaisante mais sans plus, l’ensemble manquant de la théâtralité baroque attendue : la compagnie « pleine d’humour » (dixit Biber) du deuxième mouvement a paru bien sérieuse et la bataille du cinquième mouvement s’est jouée à fleurets mouchetés. Tel Alexandre le Grand, Enesco balaiera tout cela sur son passage. La prochaine expérience musicalo-picturale de l'Orchestre de Paris au Louvre est prévue le 13 juin prochain avec les Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies interprétées devant Le Sacre de Napoléon de Jacques-Louis David. Sacré événement en perspective, qu'on déconseillera cependant aux fervents admirateurs de l'Empereur…