À peine arrivé à La Roque d'Anthéron, on a juste le temps de poser son sac, de prendre son billet, d'entrer dans la Salle Marcel Pagnol qui se trouve à mi-hauteur du village, de s'assoir tout en haut des gradins, sans savoir, le croirez-vous, ce que va jouer un pianiste dont on connait à peine le nom que vient juste de nous glisser dans l'oreille l'attachée de presse du festival ! Novak Defrance entre et se dirige vers le piano. Il est grand, filiforme, porte des lunettes et semble avoir dans les 25 ans. Il commence et en un instant nous sommes aux anges quand sonne la plus célèbre anacrouse de l'histoire de la musique qui lance les Variations Diabelli de Beethoven. Elles ne sont pas de ces pièces qu'un pianiste joue par hasard. Et un jeune musicien a bien raison de les mettre à son répertoire, c'est précisément quand il faut le faire. L'esprit est le plus en éveil, les moyens physiques sont à leur sommet et l'on est épris d'absolu.
En cette fin d'après-midi écrasante de chaleur, quelque chose capte immédiatement l'attention et la retiendra jusqu'à la toute fin. Ce jeune pianiste n'interprète pas ces Diabelli comme un monument. Bien au contraire, il joue avec une fluidité, une sonorité transparente, un contrôle parfait du clavier qu'il nuance à l'infini sans le forcer : son utilisation de la pédale est un modèle de pertinence. Elle colore, elle éclaircit tant elle est vive et légère. C'est étrange, mais le Steinway sonne comme un grand Pleyel du début du XXe siècle : le médium-aigu est cristallin et chante sans entrave, le grave est lisible, ni épais, ni lourd. Ce son-là renvoie les Diabelli à l'époque où elles ont été composées, avant que l'on ne plaque sur elles des analyses parfois un peu excessives au XXe siècle. Il semble que Novak Defrance refuse de prendre cette partition à bras le corps pour en faire une somme spéculative, comme il refuse d'en faire une œuvre à l'allure déterminée, accumulant une force démesurée, à la mesure d'une pièce symphonique. Il en fait une œuvre fondamentalement ouverte.
Cet après-midi, chaque variation va naître l'une après l'autre, mieux l'une de l'autre, de façon inéluctable et dans le même temps comme improvisée, lancée en l'air. Beethoven a bien sûr une idée derrière la tête mais il ne la montre pas, lui qui a quand même poussé la sonate et ses formes le plus loin qu'on pouvait l'imaginer en y pulvérisant et en y magnifiant un matériau avare sur le plan mélodique. Il ne composera d'ailleurs plus après les Diabelli que les petites pièces aphoristiques que sont les Bagatelles.