Phrases immenses, legato romantique, vibrato décomplexé : dirigés par Tugan Sokhiev, les musiciens et chanteurs du Théâtre Bolchoï, plus russes que jamais, ont choisi Rachmaninov et Borodine pour clore leur week-end à la Philharmonie de Paris, le lendemain de leur interprétation de l'opéra Ivan le terrible.
Rachmaninov, oui, mais pas n’importe lequel : celui, recueilli, de la cantate Le Printemps. Le beau son, très homogène, des cordes, qu’on admirera tout au long du concert, se déploie dès l’introduction avec un vibrato ample, uniforme au sein des pupitres, et un legato très soigné. Les solos de vents en émergent, presque irréguliers rythmiquement, presque improvisés. L’entrée du chœur semble émaner naturellement de l’orchestre, grâce à la direction tout en rondeur de Tugan Sokhiev qui dirige sans baguette, avec une gestuelle douce et continue. Le baryton Vassilij Ladiuk, au timbre puissant mais jamais criard, avec un vibrato modéré, dialogue parfaitement avec les chanteurs. Ceux-ci répondent si clairement au soliste qu’ils évoquent les chœurs des théâtres antiques. Même si quelques imprécisions dans l’équilibre demeurent (un solo de hautbois couvert par les cordes, des accents du chœur qui semblent incongrus), l’orchestration touffue est prise à bras-le-corps par un chef qui tient à souligner les moindres élans musicaux : l’expressivité qui en résulte sera le fil conducteur du concert.
C’est ce jeu très expressif qui confère aux Danses polovtsiennes une réelle profondeur. Les articulations de la partition sont observées scrupuleusement lors de la première danse et permettent à l’auditeur de ne pas être submergé par le flot ininterrompu des notes. De même, une grande précision dans les nuances évite l’écueil d’un fortissimo continu. Mais surtout, les variations dans le caractère des danses sont soulignées avec délicatesse : aériennes et légères dans la « Danse des jeunes filles », les sopranos obtiennent une sonorité véritablement juvénile ; clarinette, piccolo et flûte se font pétillants durant la « Danse des hommes ». Enfin, la véritable apogée de cette lecture des Danses est la « Danse générale », qu’un tempo assez lent ne rend aucunement pesante : submergé par le son rond des cordes, par la puissance d’un chœur dont l’unisson est si parfait qu’on ne distingue plus les voix des hommes de celles des femmes, on ne peut que savourer une direction théâtrale mais précise, qui offre une vraie progression au sein de ce mouvement pourtant répétitif. On oublie volontiers les quelques imperfections techniques qui subsistent : des sopranos parfois un peu basses ou de légers décalages au sein de l’orchestre dans la « Danse finale » ne pèsent pas lourd face à une musicalité aussi assumée.