C’est un risque qu’ont pris le Quatuor Ébène de construire un programme où Dutilleux vient se mêler à un parcours qui commence et termine sur Beethoven. Mais leur performance, transfigurée par une approche chambriste des plus saines, habitait les confins de l’expression, sans chercher à la mitiger. C’est dire notre plaisir d’auditeur ! Si rupture il y avait quelque part, c’est dans la mesure où la personnification – sans égal – du texte de Beethoven pouvait conduire deux idées musicales parentes au divorce, ce problème se posant moins sur Dutilleux, ou la discontinuité essentielle du discours s’accommode idéalement d’impromptus.
Le ciel du tableau est rouge, cette couleur si particulière que revêt l’arrière-scène du Théâtre des Bouffes du Nord. Le charme indicible des lieux, celui d’un ghost town à l’américaine, avec le public pressé sur les gradins, tout cela annonçait une sorte de drame en musique dont je défie n’importe quelle salle moderne de nous proposer pareille toile de fond.
Le Quatuor Ébène a choisi cette position dangereuse qui consiste à faire dire beaucoup aux partitions, en l'occurrence, le Quatuor op. 18 n°6. Le risque ? Folie calculée et démonstrative sans forme ni but ; énergie qui n’arrive à rien. Heureusement, il n’en est rien et la vision est sublimée par l’approche, profondément sentie, doublée d’un artisanat chambriste des plus admirables. Les départs n’ont pas besoin d’être concertés de visu, c’est un geste unique, « respiré », qui porte les archets vers la corde. Même avant d’avoir pu entendre ce qu’il en retourne, on sent qu’il se passe là quelque-chose de grand, de noble. Plus le regard est rentré, plus le souffle est large et dense, substantiel. Mais n’omettons pas l’établissement du son : les premières mesures de l’Adagio ma non troppo frappent l’esprit par une sorte d’harmonie foudroyante entre les exécutants.
Le sens des nécessités plastiques de la scène a sans doute inspiré aux musiciens du quatuor ces grands arrachements dramatiques dans l’Allegro con brio, d’une grande force expressive, pourtant créateurs de hiatus. Les musiciens engagent toute leur substance dans le son, sans en faire chose de l’esprit, mais vérité criante et remuante. Le Scherzo nous assaille d’une abondance d’impressions, plus riches les unes que les autres ; une lecture dont nous perdons hélas momentanément, par son engorgement expressif, la clef.