« Il fait chaud, pas mal » : Simon Trpčeski passe un mouchoir plié sur son front. Le pianiste macédonien règle sa banquette, détend ses épaules, ses bras, ses mains. Comme l'artisan ferme un œil pour ajuster l'outil que sa main et sa science guident, il se lance dans la septième des sonates pour piano de Prokofiev, avec le geste précis, celui qui produit le son attendu, car entendu avant même qu'il ne soit émis par le pianiste. Cette entrée en matière douce, mystérieuse, élastique est bientôt effacée par le martèlement, le pilonnage des accords brutaux de cette sonate dite « de guerre », créée en 1943 à Moscou par Sviatoslav Richter, juste avant de l'être par Vladimir Horowitz aux États-Unis, à Carnegie Hall.
Trpčeski recrée l'ouvrage en respectant scrupuleusement l'alternance des épisodes violents, telluriques et de ceux qui sont plaintifs, douloureux, angoissés. Et d'une façon qui défie l'analyse tant sa maîtrise pianistique, sonore, rythmique, dynamique s'y conjugue avec une expression farouche, née justement de la stricte observance des tempos réglant cette construction magistrale. Ce cataclysme est celui de l'œuvre, il ne doit rien à une expression surjouée. Le mouvement lent chante d'une façon sereine et si souple qu'on dirait entendre un baryton ou un violoncelliste. Quant à la célèbre toccata conclusive, elle tétanisera le public qui fait une ovation à ce grand pianiste sans qu'il ait eu à broyer les touches, à aucun moment, ou à faire le malin pour montrer qu'il en a sous le capot.
Simon Trpčeski est un magicien du clavier. En ouverture de récital, il a détaillé de façon quasi pointilliste chacune des Variations op. 9 composées par Johannes Brahms sur un thème pris dans les Bunte Blätter de Robert Schumann, en a distillé la nostalgie, la tendresse, jusqu'au superlatif du pianissimo parfois, a fait entendre, sans jamais les souligner, ces petites incises poétiques, ces silences suspendus, ces minuscules inflexions qui sont autant de bleus faits à l'âme. Ce jeu vient assurément d'un autre monde, celui où piano et musique s'équilibrent idéalement. Il existe de magnifiques interprètes qui jouent du piano et de magnifiques pianistes qui font de la musique. Parmi les premiers, on trouve les Fischer, Schnabel, Cortot, Perlemuter, Pires, Perahia, Brendel ou encore Lupu. Parmi les seconds, on trouve les Hofmann, Moiseiwitsch, Novaes, Horowitz, Bolet, Freire ou encore... Trpčeski justement. Ce sont des musiciens dont l'art s'exprime au travers de la maîtrise fabuleuse de toutes les ressources sonores d'un clavier qu'ils aiment et glorifient sans pour autant le faire passer devant la musique dont il est le vecteur.