Le chef Joshua Weilerstein profite du changement de plateau entre Un survivant de Varsovie d’Arnold Schönberg et la Symphonie n° 13 « Babi Yar » de Dimitri Chostakovitch pour s’adresser au public de la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris. Les mots de William Faulkner résonnent : « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais le passé. » Les deux pièces du programme proposé par l'Orchestre National de Lille portent la vision des compositeurs sur les massacres des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Après avoir rappelé le contexte de « Babi Yar » et le rôle déterminant du poète russe Evgueni Evtouchenko dans le travail de mémoire de cet atroce événement, Weilerstein va révéler la puissance de la partition de Chostakovitch avec déférence.
La courte partition de Schönberg avait donné le ton, avec Lambert Wilson dans le rôle du « dernier survivant de Varsovie ». Celui-ci se souvient du moment où les déportés se mirent à chanter le « Shem’a Israël ». Le comédien fait percer l’ahurissement du personnage grâce à une scansion alternant précipitation et suspension. Le tumulte angoissé transparaît également dans l’orchestre : cordes grinçantes, bois aigres et xylophone glaçant s’opposent aux cuivres et percussions militaires qui exacerbent la violence des ordres du SS. Quand le Philharmonia Chorus entame le poème juif, les cuivres bouillonnent encore mais les voix les dominent bientôt avec ferveur.
La qualité du chœur d’hommes fera également partie de la réussite de la Symphonie n° 13 de Chostakovitch ensuite. Apparaissant toujours équilibré avec une sonorité ronde et une diction précise, il se tuile aisément avec les pupitres de bassons, de contrebasses et de cuivres graves. Pour apprécier pleinement cette symphonie construite sur les poèmes d’Evtouchenko, il aurait toutefois fallu la surtitrer, comme cela avait été proposé dans la courte pièce de Schönberg ! Il a paru déplacé de ne pas avoir accès au texte. La diction de la basse Dmitry Belosselskiy est pourtant parfaite ! Il déploie une voix large qui passe facilement l’orchestre mais avec un vibrato très prononcé qui ne varie jamais. Dans une œuvre aussi longue, avec un chanteur unique et une vocalité redondante, Belosselskiy aurait cependant pu insuffler plus de contrastes à sa partie, à l’image de l’orchestre.
La vision interprétative de Joshua Weilerstein transparaît dès les premiers instants de la symphonie et reste pertinente au long des cinq mouvements, dans la continuité du Survivant de Varsovie. Sans grandiloquence, il sculpte sans cesse le clair-obscur de la partition de Chostakovitch. Son attention envers l’équilibre des pupitres ouvre la sonorité de l’orchestre et permet aussi bien d’entendre la tranquillité du célesta du premier mouvement que les détails de la déflagration orchestrale qui suit ses interventions : les bois aux chromatismes aigus volatils, le glas des cloches tubulaires et des trompettes, la marche inexorable des cuivres graves.
Si le chef a su rendre l’aspect caustique de la partition de Schönberg en faisant ressortir l’accentuation, le mouvement « Humour » n’atteint pas cette même atmosphère grinçante. Toutefois, la tension reste de mise et donne vie au personnage du bouffon railleur. Le contraste avec le début du mouvement « Au magasin » est saisissant. À fleur de peau, les contrebasses entament un long mélisme, tranquille, piano, un halo d’obscurité se forme. Par sa direction profondément attentive, le chef rend la musique d’autant plus évocatrice. Dans son dialogue avec le cor solo, Dmitry Belosselskiy manque de rondeur et ce moment partiellement apaisé du troisième mouvement rate quelque peu son effet. En revanche, en usant de toute la profondeur de sa voix, le chanteur porte toutes les « Angoisses » du quatrième mouvement.
Placées en haut des gradins derrière l’orchestre, les cloches tubulaires englobent toute la grande salle Pierre Boulez avant la douce mais acidulée mélodie des flûtes qui annonce le calme du mouvement final. Comme en témoigne la gaité des motifs portés par la superbe petite harmonie de l’ONL, la paix semble avoir fait son retour. Mais pour combien de temps, demandent le célesta et le discret coup de cloche tubulaire final ?
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