Ils l’ont fait. La Philharmonie, qui retenait son souffle depuis une demi-heure, a laissé exploser sa joie : Les Dissonances sont arrivées sans encombre jusqu’à la fin du Sacre du printemps, l’œuvre mythique et ô combien difficile de Stravinsky, sans utiliser les services d’un chef d’orchestre, dont le rôle dans un tel morceau de bravoure est généralement capital. Même si la méthode et le résultat peuvent susciter des interrogations, ce seul accomplissement mérite qu’on voue à l’orchestre rassemblé autour du violoniste David Grimal un respect et une admiration sans bornes. Les quatre-vingt-treize musiciens des Dissonances ont participé à une performance extrême, une sorte de Vendée Globe musical, tous ensemble et pourtant tellement « en solitaire » dans leur partition, sans assistance, sans escale, et heureusement sans incident technique.
Le risque était pourtant gigantesque et les premières répétitions ont, paraît-il, révélé l’ampleur du chantier à mener : comment faire tenir ensemble un alliage complexe de voix entremêlées, de rythmes empilés, de timbres mélangés, en se passant du soutien d’un pilier central, gardien de la mesure, garant de la respiration commune ? Face à cette question folle, chaque musicien n’a pas d’autre choix que de se lancer dans un numéro de funambule qui bouleverse les codes de la pratique orchestrale. En l’absence des lumières rassurantes de l’habituel chef-sémaphore, il faut renoncer aux méthodes traditionnelles de navigation et mobiliser tous ses sens pour appréhender le relief de l’œuvre et y tracer son chemin sans heurter son voisin. La solution passe alors par un regard échangé avec un partenaire à l’autre extrémité de l’orchestre, l’écoute ciblée d’un contrechant lointain auquel on raccroche sa ligne mélodique, la respiration fugace d’un soliste qui indique la vitesse à adopter. C’est au prix d’un investissement de chaque instant qu’on vient à bout du Sacre.
Dans la première partie de l’œuvre de Stravinsky, l’extrême concentration des musiciens est palpable, presque angoissante. Les accents fusent comme les lames d’un lanceur de couteaux. Le moindre millimètre d’écart pourrait avoir de tragiques conséquences, aussi les instrumentistes se rétractent derrière les pupitres, fixant la partition, comptant les temps au lieu de s’abandonner avec confiance au flux rythmique de l’ensemble. Individuellement, ils sont pourtant irréprochables. Le basson solo a idéalement lancé le mouvement avec son thème, d’une souplesse et d’une pureté remarquables. Du cor anglais à la flûte en sol, tous se distinguent à un moment ou à un autre par la justesse de leur jeu, toujours au service de l’ensemble. Collectivement, en revanche, le ciment est parfois encore un peu frais. Malgré les efforts des chefs de pupitre, les cordes peinent dans un premier temps à acquérir cette homogénéité rêche qui fait toute l’âpreté du Sacre.