Avec sa nouvelle pièce intitulée Voice Noise, Jan Martens présente au Théâtre de la Ville une performance dans laquelle six danseuses et danseurs interprètent avec leurs corps la musique de treize compositrices et vocalistes aux sonorités novatrices, habituellement peu valorisées. Aiguillonné par un essai d’Anne Carson (The Gender of Sound), le chorégraphe belge fait le choix avec ce matériau sonore de mettre en avant des femmes uniquement, celles qui « sont réduites au silence par une certaine culture patriarcale, associant leurs sons au désordre, à la mort ». Ce parti pris donne lieu à une succession de micro-univers atypiques et parfois déroutants qui se révèlent remarquables de profondeur, car la vie s’y exprime de manière brute et assumée – non sans une certaine poésie, valorisant l’étrange et le vrai.
Dans une scénographie épurée (une scène au sol-miroir et munie de micros), quatre danseuses et deux danseurs s’échauffent sur les côtés du plateau, puis se rassemblent face au public pour se lancer dans une courte démonstration de beatbox assez amusante. C’est l’intro, nous disent-ils, et tout au long du spectacle, on se laissera encore guider par les quelques explications données à l’oral par l’une ou l’autre des membres de la troupe, procédé qui permet de nommer les artistes femmes dont on écoute les morceaux. Ces prises de parole s’avèrent puissantes symboliquement à double titre : d’une part, on assiste à une mise en lumière explicite de ces femmes qui vient contrer leur invisibilisation et leur musèlement ; d’autre part, les danseuses et danseurs eux-mêmes s'expriment verbalement et deviennent ainsi des individus à part entière, avec une personnalité propre.
La narration est construite selon une alternance de scènes dansées en groupe et de solos regardés par les autres. La première chanson abordée collectivement permet de ressentir l’énergie subtile qui anime chaque corps séparément et tisse en même temps une trame d’ensemble : on a le plaisir de découvrir la qualité de mouvement unique qui se dégage de chaque danseur ou danseuse, on observe leurs singularités, qui passent par des langages gestuels distincts (l’une fend l’espace avec des lancés de bras saccadés, l’autre s’absorbe dans une dynamique de tours et de petits sauts fluides, etc.). Les costumes sont également différenciés, pensés sur mesure pour des physiques dont les spécificités sont prises en compte. Bien que les trajectoires soient savamment agencées, créant une impression de désordre à la logique secrète, un sentiment persiste : l’improvisation prévaut sur l’imposé, le pré-déterminé.

C’est ce trouble stimulant qui confère au spectacle sa puissance pour le moins fascinante. Les solos dont s’emparent successivement les interprètes semblent émaner de la musique – pas d’illustration simpliste de celle-ci mais une traduction sensible au travers de leurs émotions – et parler d’eux par la même occasion. L’authenticité profonde qui meut le mouvement incite à se plonger sans restriction dans l’univers proposé par chacun et chacune (et chacune des musiques, bien sûr). On passe de la chaleur de la soul à l’aridité du bruitisme, esthétiques incarnées par une seule danseuse, puis on se retrouve plongés au cœur d’une transe méditative déclenchée par une incantation indienne hypnotique, vécue avec lenteur et intensité par les six artistes formant un vaste cercle mobile.
Le moment le plus déconcertant, c’est une séquence libératoire au cours de laquelle chaque membre du groupe se met successivement à crier à sa façon, comme pour expulser ce qu’il a au fond de ses tripes et qu’il souhaite lancer à la face du monde. Oui, « when it is not locked the mouth may gape open and let out unspeakable things » : « lorsqu'elle n'est pas verrouillée, la bouche peut s'ouvrir et laisser échapper des choses indicibles », écrit Anne Carson dans The Gender of Sound.
On se sent forte, libre, légitime et joyeuse quand on sort de Voice Noise. « I am not your little girl », martèlent à tour de rôle les six interprètes, hommes et femmes, rejetant toute emprise et toute assignation arbitraire à une identité définie, normée, artificielle. Au-delà de la notion de genre ou de minorité, finalement, c’est la liberté d’être soi que prône Jan Martens, tout en invitant chacun et chacune à prendre sa place au sein d’une communauté où des liens invisibles créent en creux un espace de solidarité.