On célèbre en cette année 2014 les 250 ans de la disparition de Rameau, l’un des compositeurs baroques français les plus célèbres. On entend donc beaucoup ses œuvres, dans différentes salles, par tous types d’interprètes : c’est un hommage très étendu, au point qu’un site Internet a été créé pour répertorier toutes les manifestations culturelles en rapport avec Rameau. Mais, en dehors de ce type de commémoration exceptionnelle, qu’en est-il de l’offre baroque en France ? Quelle est la place de la musique baroque par rapport aux répertoires de la période classique et romantique ? Esquisse d’un genre bien délimité et largement méconnu dans l’hexagone.
Les grandes salles de concert et les principaux opéras français (Paris, Lyon, Strasbourg, …) proposent chaque saison une programmation faite d'une majorité d’œuvres du 19ème et du 20ème siècle, un certain nombre d’œuvres classiques (18ème siècle), quelques œuvres contemporaines...et très peu d’œuvres baroques. Or, si la musique contemporaine peut être considérée comme difficile d’accès, la musique baroque déploie de belles lignes mélodiques et donne à entendre un matériau sonore riche et sculpté. La période baroque s’inscrit en effet entre la Renaissance et le classicisme, c’est-à-dire du début du 17ème au milieu du 18ème siècle environ, et opère la transition entre les deux ères stylistiques : l’utilisation du contrepoint est progressivement renforcée par le développement de l’harmonie, ce qui se traduit par un langage à la fois fougueux et construit, foisonnant d’inventions et de subtilités structurelles.
Il convient de distinguer trois sous-ensembles dans le baroque : la musique instrumentale, la musique lyrique et la musique sacrée. Chacune de ces catégories peut être abordée de manière spécifique : à un genre correspond un lieu de concert, un type de public, et une approche interprétative. La musique instrumentale, qui regroupe concertos, suites de danses, chorals, fugues, etc., est jouée dans certaines salles de concert, souvent de petites salles puisque le nombre de musiciens requis par les œuvres est en général peu élevé, mais aussi dans des lieux à plus forte capacité (par exemple la salle Pleyel). La musique lyrique, soit les tragédies en musique, les comédies-ballets, ou les cantates profanes, est fréquemment proposée en version de concert, étant donné que les grandes institutions (type Opéra de Paris) ne mettent en scène qu’une ou deux productions baroques par an. La musique sacrée est donnée essentiellement dans des églises, souvent situées dans des endroits difficiles d’accès, mais jouissant parfois du prestige que leur confère leur histoire, comme Notre-Dame de Paris ou la Chapelle royale de Versailles.
Les ensembles français les plus prestigieux ont acquis leur renommée grâce à plusieurs atouts. Leur point commun le plus essentiel, qu’on retrouve chez les Arts Florissants de William Christie, les Musiciens du Louvre-Grenoble de Marc Minkowski ou la Grande Ecurie et la Chambre du Roy de Jean-Claude Malgoire, c’est la présence d’un grand chef, qui insuffle une vision à ses musiciens et construit pour chaque œuvre une interprétation documentée mais aussi inspirée. Le jeu sur instruments d’époque et l’étude approfondie des documents originaux (partitions, livrets, réductions, correspondances…) sont des pratiques qui ont été remises au premier plan dans les années 1980 par des musicologues expérimentés, à l’instar de William Christie : cette dynamique a initié la période dite du “renouveau baroque”. De nombreuses formations ont vu le jour suite au renouvellement de l’intérêt porté à ce courant esthétique ; elles aussi ont su s’affirmer grâce à l’excellence de leurs directeurs artistiques. Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, citons le Concert Spirituel d’Hervé Niquet, l’ensemble Matheus de Jean-Christophe Spinosi, les Talens Lyriques de Christophe Rousset, le Poème Harmonique de Vincent Dumestre ou encore l’ensemble Pygmalion de Raphaël Pichon.
Ce qui fait la force des ensembles baroques les plus réputés, ce sont aussi bien leurs concerts que leurs enregistrements. Dans cette perspective, William Christie a récemment créé un label dédié aux enregistrements des Arts Florissants, tel un gage de leur spécificité. Les disques de ces formations spécialisées, souvent récompensés par des distinctions (Diapason d’or, …), contribuent à promouvoir la qualité des orchestres baroques sur la scène française, voire internationale. C’est d’ailleurs également le cas pour les ensembles d’autres pays d’Europe, connus en France par le biais de leurs albums les meilleurs - et peu présents en concert sur le territoire : on peut nommer, entre autres, I Barrochisti de Diego Fasolis, l’Amsterdam Baroque Orchestra de Ton Koopman, The English Baroque Soloists de John Eliot Gardiner, le Concerto Köln, le Collegium Vocale Gent de Philippe Herreweghe, ou l’Hesperion XXI de Jordi Savall.
Le choix du répertoire constitue un autre enjeu pour se faire connaître et reconnaître dans le milieu baroque : chaque ensemble a le choix d’interpréter quelques compositeurs d’un courant en particulier et de valoriser un certain type d’œuvre, ou d’opter pour une approche plus large et une sélection de pièces aux caractéristiques variées. Les compositeurs baroques français les plus joués restent Couperin, Lully, et bien sûr Rameau ; ils sont rejoints par les autres génies européens de la période, Bach et Telemann, Haendel et Purcell, Monteverdi et Vivaldi… Toutefois, les œuvres de compositeurs moins exposés ont été à nouveau étudiées et présentées au public à mesure que les recherches ont progressé : ainsi, Henry du Mont, Marin Marais, Charpentier, Gilles, Campra, Rebel, Mondonville, de Lalande, Michel Corrette pour l’orgue et Joseph Bodin de Boismortier pour la flûte, mais également des compositeurs non français comme Biber, Zelenka ou Sweelinck, sont sortis de l’ombre. Par exemple, l’ensemble Correspondances a sorti en 2011 un album consacré à Antoine Boësset. En outre, l’année Rameau a donné lieu à des recréations d’œuvres non conservées dans leur intégralité et jusque-là non reconstituées (comme Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour), et à des redécouvertes alléchantes, notamment en musique de chambre !
L’importance des choix artistiques détermine la réussite d’un concert ou d’une représentation : observation valable pour toute pièce de musique classique, mais plus fondamentale encore peut-être pour une œuvre baroque, où chaque détail contribue à la cohérence et à la beauté de l’ensemble. La question délicate de la couleur des voix se pose pour toutes les œuvres avec parties vocales, qu’elles soient écrites pour chœurs ou pour solistes. L’instrumentation et le nombre de musiciens sont souvent laissés à l’appréciation du chef, la partition étant muette à ce sujet ; il en va de même pour les nuances, les tempi, les ornements...et les chorégraphies ! Dans les opéras-ballets, la danse tient un rôle fondamental en structurant l’espace et en rythmant la représentation. La théâtralité requise par les intrigues des tragédies lyriques, qui dépeignent les passions humaines avec une grande minutie, suppose un engagement du metteur en scène pouvant aller jusqu’à l’extravagance. Si certains font un triomphe en osant oser, comme Laurent Pelly lorsqu’il met en scène Platée en 2002 (Opéra de Paris), le mauvais goût ou l’essoufflement du propos dramaturgique sont des travers susceptibles de saboter une production.
Hormis les réflexions liées à l’interprétation, la difficulté majeure que rencontrent les ensembles baroques provient du financement. Il s’agit en France de subventions publiques (régions, départements, communes), malheureusement limitées, ne permettant pas de faire de publicité à grande échelle - d’où l’intérêt du poids médiatique des enregistrements...et le succès des festivals. Etant donné l’éclatement de l’offre baroque en France et en Europe, répartie entre des ensembles plus ou moins spécialisés qui se produisent dans des lieux multiples avec une visibilité perfectible, les festivals sont l’occasion pour tous les ensembles, les plus connus comme les plus jeunes souhaitant faire leurs preuves, de mettre en valeur leurs caractéristiques, leurs qualités, le répertoire qu’ils promeuvent. La France a la chance d’accueillir quelques-uns des plus prestigieux festivals baroques : Ambronay, Beaune, La Chaise-Dieu, Pontoise, Sablé-sur-Sarthe, Sinfonia en Périgord, le Printemps des arts de Nantes… En Europe, les festivals d’Utrecht, Innsbruck, York, et le festival Bach à Leipzig, complètent ce panorama riche et très apprécié des amateurs.
Le public de la musique baroque, quel est-il, justement ? On appelle parfois “baroqueux” les passionnés de ce style musical, non sans une pointe de moquerie. S’il est vrai que certains mélomanes ont des préférences très strictes en termes d’époque et d’interprètes, la palette de styles différents à l’intérieur même du baroque, en fonction des pays et de la chronologie des compositeurs, rend possible une ouverture de ce répertoire à des personnes non averties. Cette forme de démocratisation passe par la mise en avant des grandes voix, par la normalisation des programmes baroques dans les salles de concert, par la diffusion d’œuvres baroques sur les médias (radio, télévision, Internet), et par le renouvellement du discours adapté au renouvellement souhaité du public (réseaux sociaux, vidéos de présentation des concerts, interviews filmées, ateliers et échanges…). De façon générale, le baroque n’est pas ancré dans les habitudes de sortie, ni d’écoute, des français. Les orchestres d’opéras ne sont pas formés au jeu sur instruments anciens ; les orchestres résidents des grandes salles de concert occupent le premier plan de la scène instrumentale et laissent peu d’opportunités aux ensembles baroques pour se produire devant plusieurs milliers de personnes. Mais les évolutions sont permanentes, et le baroque s’infiltre sans cesse plus avant sur le marché de la musique. En témoigne la volonté de Serge Dorny de réaliser au sein de l’Opéra de Lyon, d’ici 2015, “un orchestre baroque de synthèse, de façon historiquement informée”. Sans compter les master-class et les académies de plus en plus nombreuses, les ensembles à taille variable sans cesse investis par de jeunes talents et des idées inédites, ou les recherches menées en continu par le Centre de Musique Baroque de Versailles… Le baroque n’a pas fini de ressusciter.