Bien que la programmation de la Philharmonie de Paris soit d’une richesse inouïe et relativement diversifiée, on a très rarement l’occasion d’assister à un spectacle de cirque dans la grande salle Pierre Boulez. On se sent d’autant plus privilégiée en découvrant En masse, création extrêmement prenante et poétique incarnée par la compagnie australienne Circa de Yaron Lifschitz, devant un public intergénérationnel subjugué et même carrément séduit.

En configuration boîte noire, la Philharmonie s’éteint pour une fois complètement après l’annonce d’accueil, comme pour préparer les esprits à vivre une aventure un peu particulière, les plongeant dans un noir total permettant de faire le vide. Une citation liminaire apparaît sur l’écran : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître » (Antonio Gramsci). Et une voix mélancolique s’élève : une figure de voyageur errant (habillé comme tel) nous enveloppe dans la musique de Schubert, compositeur qui rythmera toute la première partie du spectacle grâce à l’interprétation live d’une folle intelligence proposée par le ténor Hans Jörg Mammel et Tanguy de Williencourt au piano. En quelques cambrés renversants et autres contorsions fantastiques, la circassienne hyperlaxe qui évolue aux côtés du chanteur lyrique initie les spectateurs à l’univers si fascinant s’apprêtant à envelopper l’assemblée.
Sur une alternance de lieder de Schubert et de compositions électroniques signées Klara Lewis, les dix acrobates de la troupe Circa nous montrent l’étendue de leur technicité et de leur ingéniosité individuellement et à plusieurs. Les séquences mi-performées mi-dansées s’appuient sur des effets scénographiques et des jeux de lumière délicats pour donner vie sous nos yeux et dans notre imaginaire à une entité organique constituée de plusieurs corps. Les déplacements incessants, l’élaboration de pyramides humaines, la mise à l’épreuve des physiques selon des modalités renouvelées happent le regard tout en déclenchant des émotions intenses et inhabituelles, ce qui crée une cohésion palpable au sein du public.
Aussi captivante soit-elle, cette première partie faite de plein de petits tableaux apparaît comme une sorte de moment préparatoire à la deuxième partie du spectacle : Le Sacre du printemps. Proposer une nouvelle version dansée du ballet de Stravinsky force l’admiration. Cette musique mythique a trouvé en la chorégraphie de Pina Bausch une forme d’aboutissement dont l’aura a quelque chose d’indépassable. Mais l’art qu’est le cirque s’avère particulièrement adapté à la transcription scénique de la partition si particulière de Stravinsky, ici d’abord éclairée par une autre citation projetée en exergue : « Il n’est aucune trace de civilisation qui ne soit en même temps barbarie » (Walter Benjamin).
Dans un espace rectangulaire délimité par des rideaux blancs avec deux pianos placés au fond – Thomas Enhco ayant rejoint Tanguy de Williencourt pour interpréter la musique archi rythmique que l’on sait –, les circassiens se mettent à évoluer cette fois selon une construction du propos calquée sur la progression musicale. Sans incarner une transcription littérale des sons qui les entourent, les interprètes dessinent ensemble des figures dans l’espace, et se retrouvent par moments en duos ou en grappes, de manière à illustrer l’énergie ineffable qui circule dans le déroulé des différentes danses se succédant.
Une narration subtile se dégage des mouvements effectués par les corps : les formations en cercle évoquent la notion de rituel, intrinsèquement liée au Sacre ; les figures impressionnantes réalisées à plusieurs lors de portés introduisent l’idée du risque inhérente à la vie en collectivité ; les moments d’accélération, qui se traduisent notamment par des courses effrénées, suggèrent la possibilité d’un épuisement physique en lien avec le sacrifice. La dynamique globale est implacable, elle nous convainc sans artifice grâce à sa façon d’établir (ou de rétablir) le lien naturel entre l’aspect viscéral des percussions omniprésentes et l’au-delà convoqué par le chant issu des profondeurs qui s’exprime là.
Parce que l’authenticité intrinsèque liée à leur moyen d’expression illumine l’ensemble du spectacle, la compagnie Circa parvient à créer en moins de deux heures un espace préservé où tellurique rime avec onirique… Ou comment permettre au public de se ressourcer pleinement, en alliant beauté et originalité, et sans tomber dans le divertissement vain !