Conseil d’ami : si, pendant un innocent mouvement lent, vous voyez plus de la moitié des musiciens chausser leurs bouchons d’oreille, n’hésitez pas à faire de même. En cas d’absence de protection, utilisez des objets présents dans votre environnement proche : vos doigts, l’écharpe de votre voisin, une page du programme déchirée… À bon entendeur – ou du moins pour le rester !

Donner une symphonie de Mahler dans l’Auditorium de la Maison de la radio est un défi risqué car son écrin boisé sature facilement. Or le compositeur autrichien n’est pas avare en forte et fortissimo sur ses partitions et mobilise des orchestres aux effectifs significatifs. Le pari peut être réussi : la saison dernière, l’Orchestre philharmonique de Radio France livrait à domicile une version épatante de la Résurrection sous la baguette de Mikko Frank.
Cette fois-ci, c’est Jaap van Zweden qui est à la tête de la formation pour la Première Symphonie dite « Titan » du compositeur. Il en livre une interprétation énergique captivante. Pendant le premier mouvement, on comprend que le voyageur errant qui découvre les bruits de la nature est un sportif dopé, un Titan testostéroné. Dès la troisième mesure, les premières interventions des vents tirent davantage vers un léger mezzo piano que vers le pianissimo indiqué sur la partition. Dommage car la salle permet justement une palette de nuances basses remarquable. Il faut l’accepter : c'est un choix du chef.
Sa direction est cependant très convaincante : sans se perdre dans la succession de motifs (qu’il caractérise toutefois avec justesse), Jaap van Zweden tient tout l’orchestre au bout de sa baguette et dessine des phrasés de long terme admirables. L’auditeur est plongé dans une matière sonore organique fascinante, émaillée de choix d’interprétation parfois inattendus. Par exemple ce soufflé en crescendo des violons sur leur premier motif du deuxième mouvement, absent du texte original mais tout à fait probant. Un sort est fait à chaque note, exploitée dans toute sa durée, mais cela ne nuit pas à la cohérence de l’ensemble.
À la contrebasse, Christophe Dinaut propose enfin un solo véritablement piano lors de l’ouverture du troisième mouvement qui, par rapport à ce qui va suivre, est comme le calme avant la tempête. Frère Jacques dormait-il ? Le glas apocalyptique des matines du quatrième mouvement lèvera l’incertitude : pas besoin de touche « snooze » après un tel réveil. Cette fois-ci, c’est trop fort, il faut protéger ses pauvres petits tympans pour pouvoir les réutiliser. C’est malheureux, mais on peut se consoler avec quelques moments lyriques poignants aux cordes entre deux éclats assassins. Après trois mouvements au cours desquels l’oreille aura vraiment pu explorer toutes ses capacités, on entend cette ultime partie plus qu’on ne l’écoute.
En première partie du concert, les mêmes protagonistes accompagnaient Simone Lamsma dans le Concerto pour violon de John Adams. Les notes du programme, Benjamin François (qui présente le concert diffusé en direct sur France Musique) et le compositeur lui-même insistent sur la supposée dimension mélodique de cette œuvre, marquant une évolution après une période davantage portées sur le rythme et l’harmonie. L'éventuelle mélodie reste cependant bien cachée derrière le style répétitif propre à Adams. L’œuvre en est d'autant plus difficile à défendre, à la fois techniquement et musicalement. On admire l’abnégation et l’engagement de la violoniste, mais elle peine à convaincre totalement. Presque dépassée par la partition par moments, son son peu généreux et mat n’attire pas l’attention : on se surprend à écouter l’orchestre plutôt que la soliste.
Il faut dire que la partie orchestrale de l’œuvre regorge de curiosités, principalement dues à la présence de deux synthétiseurs. Le premier mouvement repose sur la répétition de gammes qui sont déclinées selon la tonalité, les modes de jeu et les timbres. Il débute avec les cordes médiums et graves seulement, qui définissent une sorte de matière plastique élastique dont les éclairages varient insensiblement. Fait confondant : alors qu’à un moment on croit entendre le motif aux cordes en pizzicati, on remarque que toutes les cordes utilisent l’archet… Ce sont en fait les synthétiseurs qui créent la confusion ! Le deuxième mouvement les met à l’honneur en définissant une sorte atmosphère spatiale extraterrestre dans laquelle on lévite sans but. Le dernier mouvement est plus dynamique et rythmique, il fait penser à Short Ride in a Fast Machine du même compositeur, notamment par l’ostinato rythmique des claves.
Après une soirée riche en couleurs et en textures, on applaudit les interprètes épuisés par cette épopée orchestrale. On applaudit aussi la judicieuse décision de jouer la Cinquième Symphonie de Mahler à la Philharmonie plutôt qu’à Radio France le 17 mai prochain.