Après Fúria et Encantado, Lia Rodrigues propose à Paris Borda, volet final d’un triptyque incontestablement marquant dans le paysage chorégraphique actuel. La chorégraphe brésilienne poursuit son exploration de la libération des êtres au contact d’un environnement matériel à première vue hostile mais dont la transfiguration permet le renversement des normes : dans Encantado notamment, la place du tissu est omniprésente et contribue à faire naître un élan de joie chez des êtres initialement engoncés dans un cadre qui semblait d’abord plutôt pesant.
Une logique similaire se retrouve dans Borda, spectacle programmé en ouverture de saison 2025/26 du Centquatre. Le spectacle commence dans le noir absolu et le calme le plus total. Une bâche en plastique blanc occupe une majorité de la scène. Au fil des minutes, la lumière s’accroît et quelques mouvements émergent très subtilement, sans qu’on puisse distinguer la source de ces légers remous. Bientôt, on comprend que des corps se cachent derrière cet amas laiteux ; des visages se montrent soudain, puis disparaissent.
Bien que le tableau indéniablement travaillé change peu à peu, c’est la lenteur de sa progression qui s’impose comme sentiment dominant. Après quelques constructions de scènes mimées, une évolution plus nette intervient grâce à la mise en circulation de plus en plus dynamique du matériau central, source de différentes inspirations : perçu selon les interprètes comme grand fleuve charriant des objets abandonnés, ersatz de voile ou véhicule inespéré, le long amas de matière semi-transparente s’anime au rythme d’une transe collective, avant d’être mis à distance et traité comme accessoire délimitant l’espace scénique.
Avec cette première partie contemplative (un peu longue même si on peut y lire à tout instant un sens de la recherche hautement précis et sensible), Lia Rodrigues a instauré une atmosphère brute, légèrement absurde, décalée et décadente. Et alors, comme transfigurée après avoir absorbé la lie de ce matériau insipide, la troupe de neuf danseurs se laisse aller à une frénésie jubilatoire. Les regards et les corps ne sont plus obnubilés par l’immense traîne commune, ils sont au contraire libres de toute attache et bondissent sans plus se soucier d’autre chose que la satisfaction de pouvoir exorciser tout ce qui a été contenu.

Le contraste entre les deux sections du spectacle est saisissant : tandis que le silence et les bruits de plastique étaient maîtres, c’est soudain la musique électro de Miguel Bevilacqua qui fait se déchaîner les corps, sur une base de rythmes folkloriques enregistrés au Brésil il y a près d’un siècle, ainsi que l’explique le programme de salle. Chaque interprète se met en scène en toute simplicité, porté par une véhémence communicative, souriant face au public, déterminé à aller là où son énergie du moment l’aura amené.
Et en effet, le titre Borda contient beaucoup de choses dans son acception portugaise : la frontière physique, le rêve, le fantasme, la broderie, la fabrication… In fine, c’est l’expression (proposée par la chorégraphe) « altérité fluide » qui correspond le mieux à ce qui se joue au plateau sans aucun artifice ; les neuf personnalités en présence deviennent ce qu’elles souhaitent être sur le moment. On pourrait appeler cela une grande fête, un festival, une cérémonie… Peu importe : ce qui compte, c’est la sincérité des élans, l’ardeur de l’intuition, la beauté de la vie. Tout se termine en douceur au milieu des paillettes, chaque interprète ayant revêtu une parure scintillante, et contemplant le dehors avec une sorte d’incompréhension et de tristesse significatives… Un message subtil, mais limpide.