Parmi tous les spectacles qui sont traditionnellement proposés pour les fêtes et qui ne sont pas toujours d'une folle originalité, celui que proposent Lea Desandre, Thomas Dunford et l'Ensemble Jupiter à l'Opéra-Comique – Chasing Rainbows – fait heureusement exception. Si l’on pouvait se demander à quel public s’adressait un programme tout entier bâti autour de Julie Andrews, l'actrice anglaise aujourd'hui nonagénaire qui s'est illustrée dans d'impérissables films et comédies musicales des années 60, on a vite eu la réponse du public présent ce samedi soir. Mary Poppins, La Mélodie du bonheur, My Fair Lady, tout le monde en chante encore les mélodies les plus célèbres.

Saluons bien bas la composition de ce programme qui cultive au choix la nostalgie ou le souvenir fantasmé des jours heureux et qui mêle habilement le plus connu et le plus secret de la carrière de Julie Andrews. À l'exception du bis final, toutes les mélodies seront chantées dans la langue originale, l'anglais, avec cette sorte de perfection que Lea Desandre emprunte à son modèle, dans le ton et l'intonation, dans la gestuelle, les mimiques. Physiquement elle n'a guère de points communs avec Julie Andrews, mais elle a le chic de l'incarner sans l'imiter ni renier sa propre personnalité. On a bien eu quelques craintes à l'annonce de la méforme de l'interprète de Mary Poppins. Lea Desandre nous a semblé prudente dans ses premières chansons, évitant parfois les notes les plus haut perchées. Mais l'actrice et la danseuse ont largement compensé les petites faiblesses initiales de la chanteuse et vite conquis les cœurs des spectateurs.
Plantons le décor, puisque nous sommes à l'Opéra-Comique. Tout se passe sur un plateau nu, où sont installés les vingt musiciens de l'Ensemble Jupiter, à gauche et au centre les cordes, une flûte et un hautbois, et sur la droite piano, batterie, saxophone et trompette (d'où une sensation de déséquilibre persistant entre les masses sonores), deux tabourets, un portant pour deux ou trois changements de tenue à vue et un porte-luth au bas du pupitre de chef. Aucune installation vidéo, qui aurait pu resituer les chansons choisies dans leur contexte cinématographique. C'est donc sur la seule personne de Lea Desandre que repose le soin de redonner vie et voix aux personnages que Julie Andrews a incarnés et chantés au cinéma et/ou sur les scènes de Broadway ou du West End.
Quelques brefs regrets : on rêvait d'entendre le luth si poétique de Thomas Dunford ; nous n'aurons droit qu'à un seul duo touchant entre la chanteuse et lui, parce que, le reste du temps, il sera trop occupé, dos au public, à diriger l'Ensemble Jupiter, avec ou sans luth dans les mains. Quant à l'orchestre, les cordes en particulier, qui sonnent légèrement amplifiées, quelques soucis de justesse nécessiteront qu'en milieu de concert, la violon solo Augusta McKay Lodge demande au chef un nouvel accord. Ajoutons que si la chanteuse franco-italienne et son compagnon luthiste n'en sont pas à leur première tentative de combiner époques, genres et styles de musique, il faudra tout de même à tout le monde un temps d'adaptation au swing, à l'esthétique particulière de la comédie musicale, pour être parfaitement à l'aise dans les partitions de Rodgers, Loewe ou Mancini.
La première pièce annonce la couleur. Lea Desandre, sanglée dans une petite robe très sixties, nous prévient : « No Mozart Tonight ». Suit bientôt une première séquence émotion avec « London Pride », écrite par Noel Coward au cœur du Blitz au printemps 1941, une chanson douce au cœur des Britanniques (s'y profile l’écho des cloches de Big Ben), si tendrement murmurée par la chanteuse qui va instantanément se muer en danseuse accomplie de charleston et de claquettes dans The Boyfriend de Sandy Wilson.
Mais c'est avec les extraits de My Fair Lady et Mary Poppins que le public va définitivement chavirer. Après l’inénarrable comique de The Rain in Spain, Lea Desandre revient du fond de la scène virevolter dans une somptueuse et vaporeuse robe longue et nous confier sans l’ombre d’une prudence dans la voix : « I could have danced all night ». Le temps d’un changement à vue, elle devient Mary Poppins et entraîne Thomas Dunford dans un improbable duo dansé sur un « Supercalifragilisticexpialidocious » d’anthologie.
La musique très jazzy de Henry Mancini pour Victor Victoria est l'occasion pour Joe Atkins (piano, accordéon), Sebastien Brebbia (trompette), Sylvain Fetis (saxophone) et Stéphane Hucard (batterie) de s'éclater à leur tour. Un intermède chambriste nous révèle les belles qualités des solistes des cordes de Jupiter dans un medley de West Side Story de Bernstein. Et c’est avec The Sound of Music et sa célébrissime chanson « Do-Re-Mi » donnée en anglais, puis en français et reprise en chœur par un public aux anges que Lea Desandre et ses compagnons musiciens refermeront une parenthèse enchantée qu’on eût aimée sans fin…

